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Apprécier les conditions de vie de la population, un enjeu essentiel
Ces trois dernières années, les données publiques et l’information institutionnelle produite sur les catégories sociales ont été soumises à rude épreuve. La pandémie de la Covid 19 apparue en novembre 2019, et sa propagation mondiale au premier trimestre de l’année suivante, a été suivie de la guerre en Ukraine début 2022. Les deux ont eu des répercussions énormes aussi bien sur l’économie du pays que sur sa population, donnant lieu à un bouleversement total et global du tissu productif, de l’organisation du système économique et de la structuration sociale. Sur ces mutations ont été greffées des politiques libérales de relance de l’économie dont les conséquences sont difficilement mesurables au regard du contexte. Tous ces changements sont théoriquement justifiables mais malheureusement, les données relatives aux conditions de vie de la population, telles qu’elles sont construites, ne nous permettent pas d’avoir un diagnostic réel et précis de la situation de la population face à ces mutations, diagnostic nécessaire sans lequel il est difficile de mettre en place des politiques efficientes de lutte contre la pauvreté. Certes une augmentation des différents indicateurs de pauvreté a été vérifiée mais elle est certainement loin de la réalité. Autre difficulté majeure, la pauvreté ne se mesure plus à l’aune de l’accessibilité à l’eau ou l’électricité ou de la possession de certains biens matériels. Le dépassement de ces indicateurs est en soi une bonne nouvelle puisqu’il signifie que la société a emprunté une trajectoire ascendante d’amélioration de son bien-être mais le fait que cette évolution ne puisse être suivie qualitativement handicape très fortement l’évolution du pays et son accompagnement par des politiques adaptées. Depuis la parution du numéro de la RMSPS dédié à la pauvreté au Maroc en décembre 2018, les données publiques et l’information institutionnelle produite sur les catégories sociales ont été soumises à rude épreuve. La pandémie de la Covid 19 apparue en novembre 2019, et sa propagation mondiale au premier trimestre de l’année suivante, a été suivie de la guerre en Ukraine début 2022. Les deux ont eu des répercussions énormes aussi bien sur l’économie du pays que sur sa population, donnant lieu à un bouleversement total et global du tissu productif, de l’organisation du système économique et de la structuration sociale. Ces mutations restent à analyser en profondeur et le manque de données administratives et scientifiques pointues à ce sujet est une véritable insuffisance qui handicape très fortement la mise en œuvre de politiques publiques pertinentes. D’un côté, les spécialistes des sciences humaines et sociales sont encore trop peu sollicités dans la production des données, d’autre part, cette dernière est encore trop coûteuse dans ses processus de production actuels, pour être élargie. Pourtant, naviguer à vue en se basant sur des idées dépassées ou fausses sur la société marocaine peut rapidement s’avérer dangereux en période de fortes perturbations tant les paramètres de lecture et de compréhension du fait et des phénomènes sociaux sont soit insuffisants, soit inopérants. Il est également à noter que l’habitude de lire les secousses socio-économiques uniquement sous le prisme de chocs exogènes au système économique national (réorganisations des flux internationaux et des filières, apparition de nouveaux acteurs sur la scène internationale, sécheresse, etc.) ne permet plus de fournir des circonstances atténuantes satisfaisantes aux conséquences que la population doit encaisser. Le fait que les transformations endogènes du système économique marocain soient soigneusement passées sous silence alimente le fossé entre la population et les hommes et femmes politiques, et décrédibilise l’action politique en général. A partir de là, que savons-nous exactement de la situation actuelle ?
Samira MIZBAR

Samira Mizbar

               Résumé

Ces trois dernières années, les données publiques et l’information institutionnelle produite sur les catégories sociales ont été soumises à rude épreuve. La pandémie de la Covid 19 apparue en novembre 2019, et sa propagation mondiale au premier trimestre de l’année suivante, a été suivie de la guerre en Ukraine début 2022. Les deux ont eu des répercussions énormes aussi bien sur l’économie du pays que sur sa population, donnant lieu à un bouleversement total et global du tissu productif, de l’organisation du système économique et de la structuration sociale.

Sur ces mutations ont été greffées des politiques libérales de relance de l’économie dont les conséquences sont difficilement mesurables au regard du contexte. Tous ces changements sont théoriquement justifiables mais malheureusement, les données relatives aux conditions de vie de la population, telles qu’elles sont construites, ne nous permettent pas d’avoir un diagnostic réel et précis de la situation de la population face à ces mutations, diagnostic nécessaire sans lequel il est difficile de mettre en place des politiques efficientes de lutte contre la pauvreté.

Certes une augmentation des différents indicateurs de pauvreté a été vérifiée mais elle est certainement loin de la réalité. Autre difficulté majeure, la pauvreté ne se mesure plus à l’aune de l’accessibilité à l’eau ou l’électricité ou de la possession de certains biens matériels. Le dépassement de ces indicateurs est en soi une bonne nouvelle puisqu’il signifie que la société a emprunté une trajectoire ascendante d’amélioration de son bien-être mais le fait que cette évolution ne puisse être suivie qualitativement handicape très fortement l’évolution du pays et son accompagnement par des politiques adaptées.

Depuis la parution du numéro de la RMSPS dédié à la pauvreté au Maroc en décembre 2018, les données publiques et l’information institutionnelle produite sur les catégories sociales ont été soumises à rude épreuve. La pandémie de la Covid 19 apparue en novembre 2019, et sa propagation mondiale au premier trimestre de l’année suivante, a été suivie de la guerre en Ukraine début 2022. Les deux ont eu des répercussions énormes aussi bien sur l’économie du pays que sur sa population, donnant lieu à un bouleversement total et global du tissu productif, de l’organisation du système économique et de la structuration sociale.

Ces mutations restent à analyser en profondeur et le manque de données administratives et scientifiques pointues à ce sujet est une véritable insuffisance qui handicape très fortement la mise en œuvre de politiques publiques pertinentes. D’un côté, les spécialistes des sciences humaines et sociales sont encore trop peu sollicités dans la production des données, d’autre part, cette dernière est encore trop coûteuse dans ses processus de production actuels, pour être élargie. Pourtant, naviguer à vue en se basant sur des idées dépassées ou fausses sur la société marocaine peut rapidement s’avérer dangereux en période de fortes perturbations tant les paramètres de lecture et de compréhension du fait et des phénomènes sociaux sont soit insuffisants, soit inopérants.

Il est également à noter que l’habitude de lire les secousses socio-économiques uniquement sous le prisme de chocs exogènes au système économique national (réorganisations des flux internationaux et des filières, apparition de nouveaux acteurs sur la scène internationale, sécheresse, etc.) ne permet plus de fournir des circonstances atténuantes satisfaisantes aux conséquences que la population doit encaisser. Le fait que les transformations endogènes du système économique marocain soient soigneusement passées sous silence alimente le fossé entre la population et les hommes et femmes politiques, et décrédibilise l’action politique en général. A partir de là, que savons-nous exactement de la situation actuelle ?

Une société malmenée face aux chocs multiples et accélérés

La pandémie a souligné de manière crue le coût social et économique de l’absence de politique sociale juste, coordonnée et durable.

La mise en place de restrictions sévères de circulation, dont un confinement strict pendant plus d’un mois, et d’un état d’urgence[1] pour empêcher la propagation du virus et maitriser ses conséquences, a eu des effets très importants sur la population : la perte d’emploi, donc de revenus pour une grande partie de celle-ci, et le déclenchement de stratégies individuelles de toutes sortes, dont les mécanismes restent à comprendre. Concrètement, ces stratégies se sont manifestées (i) par la réduction de la consommation des ménages (diminution des dépenses en équipements ménagers, d’habillement, de transport, de loisirs et d’alimentation, et à l’inverse, reprise des dépenses de santé et de communication), (ii) par l’utilisation du peu d’épargne dont ils disposent, et quelquefois (iii) par la vente de leurs biens pour financer leurs besoins (notamment pour les projets d’émigration[2]). Il est pratiquement certain que les autres conséquences de la pandémie sur le moyen, voire le long terme, sont nombreuses. On peut facilement imaginer le repositionnement de l’engagement des individus dans la société avec une accélération du désengagement partisan et clanique, ou encore une transformation dans les pratiques de gestion de leur patrimoine avec un retour massif de l’informalité[3] et une mise au défi massive des règles de loi.

L’aide gouvernementale est apparue progressivement plus d’un mois après le début du confinement avec une aide financière mensuelle, entre 800 et 1200 dirhams, attribuée à 4.3 millions de ménages et une panoplie d’aides aux entreprises, pour les petites et moyennes entreprises essentiellement des crédits. Le recensement de la population concernée a été largement porté par les agents territoriaux du ministère de l’intérieur, à défaut de système d’identification social unifié opérationnel[4]. L’arsenal proposé par le gouvernement pour réduire les dégâts de la pandémie et ses conséquences ultérieures, même s’il a été concocté dans l’urgence, n’a pas empêché un appauvrissement sensible de la population, cependant il est certain que la situation aurait pu être bien pire sans ces mesures.

D’autres manifestations visibles de la pandémie sur les conditions de la population sont relatives aux conditions de travail avec une précarisation des emplois et un basculement vers l’informel. D’un côté, la population active est sommée d’accepter les offres d’emplois telles qu’elles sont pour survivre, d’un autre côté, les entrepreneurs gèrent les crises en minimisant les dégâts sur leur trésorerie. Une autre tendance est également à explorer : les entreprises qui profitent des crises pour s’enrichir en exploitant des situations de confusion sans être taxées sur les surprofits générés. L’élargissement de leurs marges se fait en général aux dépens du cadre juridique en vigueur et des droits des travailleurs. La masse des entreprises concernées n’est pas connue. Cependant, les derniers chiffres disponibles avant pandémie étaient déjà alarmants : Bank Al Maghrib estime à 30% le poids de l’informel dans le PIB en 2018[5]. Le HCP l’estimait à 11.5% du PIB selon l’enquête nationale sur le secteur informel 2013/2014[6]. Tous les efforts effectués ces trente dernières années ont donc été anéantis avec, en plus des défis précédents liés à la transformation du tissu économique national, une défiance sans précédent à l’égard des institutions de l’Etat[7].

Alors que la pandémie a été maitrisée au Maroc et perdait de sa vitesse dans le reste de la planète, une autre crise est venue bouleverser les économies de manière spectaculaire en février 2022 : la dégénération de la crise ukrainienne en une guerre entre grandes puissances. Cette évolution a eu un très fort impact sur l’organisation et le fonctionnement des filières internationales d’approvisionnement de ressources naturelles et de produits, impact qui reste à explorer et comprendre de manière minutieuse en termes de géostratégie et de développement économique.

Comme à chaque bouleversement et transformation structurelle profonde, il y a des perdants mais aussi des gagnants. L’ampleur de ces derniers sera dévoilée certainement une fois les nouveaux ordres stabilisés. Le Maroc, qui a mis en place une politique d’ouverture économique franchement libérale, a été touché de plein fouet avec comme conséquence immédiate une hausse du taux d’inflation, directement supportée par la population pour une grande partie.

En effet, officiellement établie à 6,6% en 2022, puis à 8,9% en janvier 2023, l’inflation au Maroc se répercute sur toutes les strates de la société, particulièrement sur les classes modestes qui demeurent les plus exposées à cause de l’envolée des prix de leur panier de consommation. Selon le HCP, la contribution des principales composantes de l’inflation montre que plus de la moitié de la hausse des prix (58%) est due à la composante « Produits alimentaires », 22% à la composante « Transport » et 20% aux autres composantes. C’est ainsi que 80% de l’inflation en œuvre s’explique par la hausse des prix à la consommation des produits alimentaires et du transport[8].

L’irruption de cette thématique, par effraction[9], sur la scène médiatique a permis de la ramener au souvenir de tous et de lancer un débat, certes encore timide, sur son origine et sa composition. Bien que ce soit le cas partout dans le monde, il devient difficile de continuer à cacher que cette poussée inflationniste tient autant, sinon davantage, à des facteurs domestiques (en rapport principalement avec la réorganisation du commerce intérieur), qu’à de l’inflation importée.

Cette situation a impacté directement la consommation des ménages et la croissance économique en la ralentissant fortement. La banque centrale a mis en place une politique pour essayer de contenir les dégâts sur l’économie du pays et manifestement, si les objectifs « semblent » atteints pour le moment en termes macro-économiques, ce n’est pas le cas au niveau des ménages qui continuent de souffrir et vivent leur quotidien difficilement. La classe moyenne sort exsangue de cette période et les inégalités visibles entre les catégories pauvres et aisées ne cessent de grandir. Ces dérèglements ont empiré un climat social déjà morose du fait d’une longue période de sécheresse récurrente depuis 2008. Ainsi, selon l’enquête de conjoncture auprès des ménages, 85.3% des ménages déclarent au premier trimestre 2023 une dégradation de leur niveau de vie au cours des 12 derniers mois[10]. Il s’agit là du niveau le plus bas atteint depuis le début de cette enquête en 2008. L’indice de confiance des ménages (ICM) est établi à 46,3 points au lieu de 46,6 points enregistrés au trimestre précédent et 53 ,7 points une année auparavant.

               Etat des lieux du savoir sur la pauvreté au Maroc post-covid

Les différentes institutions observatrices de l’évolution socio-économique du pays, à leur tête le HCP et la Banque mondiale, estiment que le pays est revenu au niveau de pauvreté de 2014[11]. Le HCP avance qu’entre 2014 et 2022, 3,2 millions de Marocains ont basculé dans la pauvreté. Aux enquêtes habituelles (enquête nationale sur la consommation et les dépenses des ménages 2013/2014 et enquête mensuelle sur les prix à la consommation) ont été ajoutées une enquête nationale sur les sources de revenu (2019) et une enquête sur les répercussions de la pandémie sur la situation socioéconomique des ménages 2021/2022 qui a été faite en panel en trois passages à partir des ménages issus de l’enquête sur le niveau de vie et revenu des ménages[12].

Ainsi, les chiffres officiels nous annoncent que sous les effets de la crise sanitaire, le niveau de vie des ménages (mesuré par la dépense de consommation par tête) a annuellement régressé de 2,2% entre octobre 2019 et décembre 2021 baissant de 20 400 Dhs à 20 040 Dhs au niveau national, de 24 620 Dhs à 24260 Dhs dans l’urbain et de 12 800 Dhs à 12 420 Dhs dans le rural[13].

Sur cette période, le niveau de vie des 20% des ménages les moins aisés a connu une baisse de 7 000 Dhs à 6 860 Dhs. Celui des 20% des ménages les plus aisés est passé de 47 780 Dhs à 46 620 Dhs. Pour les 60% des ménages intermédiaires, le niveau de vie a baissé de 15 730 Dhs à 15 570 Dhs.

Selon la catégorie socioprofessionnelle des chefs de ménage, le niveau de vie moyen a annuellement baissé de 3,6% pour les « Ouvriers non qualifiés » (de 14 130 Dhs à 13 440 Dhs) et les « Artisans et ouvriers qualifiés » (de 17 850 Dhs à 16 970 Dhs), de 2,8% pour les « Commerçants et les intermédiaires commerciaux » (de 19 920 Dhs à 19 270 Dhs) et de 2,4% pour les « Exploitants et ouvriers agricoles » (de 12 950 Dhs à 12 650 Dhs).

Si ces montants interpellent par leur faiblesse, le niveau de leur baisse interroge les outils de leur production. La littérature existante sur le comportement du consommateur face aux crises montre qu’au contraire, face à l’incertitude et au danger, le consommateur a tendance à gérer a minima son budget pour assurer sa pérennité[14]. Il serait donc logique d’observer une baisse drastique entre la consommation habituelle et la consommation de crise. Ne pas observer cette baisse au Maroc signifierait que la consommation endogène est suffisamment faible pour ne pas être impactée par les fluctuations extérieures, ce qui n’est pas vrai au regard de l’évolution de la demande intérieure[15].

Également, ce repli du niveau de vie s’est traduit par une accentuation des inégalités sociales, de la pauvreté et de la vulnérabilité. Toujours selon les chiffres officiels, les inégalités sociales, mesurées par l’indice de Gini, ont connu, sur cette période, une hausse de près de deux points de pourcentage, passant de 38,5% à 40,3% au niveau national (de 37,2% à 39,1% en milieu urbain et de 30,2% à 31,9% en milieu rural). Parallèlement, la vulnérabilité économique a connu une importante hausse : le taux de vulnérabilité est passé de 7,3% en 2019 à 10% en 2021 au niveau national (de 11,9% à 17,4% en milieu rural et de 4,6% à 5,9% en milieu urbain, avec une accentuation de la disparité entre le rural et l’urbain).

Le HCP a estimé la part des effets de la pandémie dans l’augmentation de la pauvreté et de la vulnérabilité à 45%, et celle de la hausse des prix à la consommation à 55%.

               De multiples incertitudes qui plombent toute avancée

Face à tous ces chocs, le gouvernement marocain a multiplié les annonces de programmes sociaux, le chef du gouvernement allant même jusqu’à mettre en avant l’édification d’un Etat social lors de l’édition 2023 du forum de Davos. Or, si effectivement la mise en place de politiques sociales ciblées a été accélérée ces dernières années, le Maroc est encore loin d’être un Etat social.

Ce concept, qui est apparu dans le lexique politique au XIXème siècle dans un contexte de lutte politique en Allemagne, était limité au départ à la protection sociale mais il a été élargi progressivement pour inclure les quatre piliers indispensables à l’État social à savoir : (i) la protection sociale, (ii) la réglementation des rapports de travail via le droit du travail et la mise en place de mécanismes de concertation et de négociation, (iii) les services publics et (iv) les politiques économiques de soutien à l’activité et à l’emploi (politiques budgétaire, monétaire, commerciale, des revenus, etc.). Le concept est donc bien plus riche sur le plan analytique que la notion d’Etat providence qui sous-tend l’idée d’une charité publique faite à une population passive. A l’inverse, l’Etat social est fondé sur une approche de droits sociaux, lesquels sont obtenus après confrontations ou dans le meilleur des cas, des négociations, voire des visions politiques assumées. Cet état social permettrait la création et le renforcement d’une classe moyenne qui servirait de locomotive au développement socio-économique du pays. Concrètement et de manière crûe, cet état social se traduirait tout simplement par une nouvelle répartition des richesses produites pour alimenter une dynamique positive basée sur le progrès scientifique et technologique, le développement et la démocratisation du savoir, la protection sociale pour tous, l’ensemble devant renforcer la cohésion sociale, la citoyenneté et surtout la confiance à l’égard de l’Etat.

Le gouvernement marocain actuel avait effectivement proposé dans son programme un état social a minima avec un revenu minimum de dignité, une aide aux personnes âgées et aux personnes en situation de handicap, la protection sociale, et le développement du capital humain (via l’école de l’égalité des chances, le sport et la culture). Il en est encore cependant aux balbutiements de l’action politique sociale qui se limite souvent à des déclarations de bonnes intentions.

Le problème de définition et de dimensionnement des politiques bute sur l’éternelle question du ciblage des bénéficiaires. Le registre social unifié pourrait être un outil intéressant mais sans suivi des entrants et des sortants, il montrera vite ses limites. En effet, toute la difficulté réside dans le fait de caractériser la population et ses conditions de vie pour pouvoir ajuster les politiques sociales en conséquence. Une des caractéristiques de la population des pays en voie de développement est d’être très disparate, le grand défi étant d’orchestrer la marche en avant de toutes les catégories sociales pour ne laisser personne de côté.

Sur ce point, il est nécessaire de souligner que la pauvreté et la vulnérabilité sont encore envisagées sous le prisme de l’« avoir » et non de l’ « être » : être pauvre est, avant tout, dans l’imaginaire collectif, ne pas posséder, et en particulier ne pas posséder un certain nombre d’équipements. Or, selon le profil social des Marocains édition 2023, les Marocains sont aussi bien équipés que la population des pays développés : 74,8 % des ménages sont propriétaires de leur logement, 99% ont accès à l’électricité, 92,7% ont accès à l’eau potable, 97,3% ont la télévision, 96,1% sont équipés en récepteurs paraboliques, 94,5% possèdent un réfrigérateur, 75% ont une machine à laver le linge, 99,91% ont un téléphone mobile (ils sont 21,2% à avoir un téléphone fixe[16]), 98,8% ont accès à la 4G. Ces éléments ne sont donc plus des marqueurs sociaux de pauvreté.

Une piste intéressante doit être cherchée du côté du marché de l’emploi. La dernière note d’information sur le marché du travail du HCP informe qu’en 2022, le taux d’activité, toujours faible, a continué lentement à baisser, avec une faible qualité de l’emploi. Aussi, 3 salariés sur 5 travaillent dans l’informel. Sur une population évaluée à 36.9 millions d’habitants, dont 27.5 millions en âge d’activité, ont été comptabilisés 10.7 millions d’actifs, 1.4 million au chômage et 15.3 millions qui sont exclus du marché du travail (73.1% sont des femmes[17], 68.8% résident en milieu urbain, 51.1% ne possèdent aucun diplôme, 44.9% sont âgés de 15 à 34 ans). Le portrait des actifs occupés permet de dessiner une réalité assez brutale : 52.6% sont des salariés, 30.3% des indépendants, 12.3% des aides familiaux, 2.1% des employeurs, 10.7% occupent des emplois occasionnels et saisonniers,12.8% ont des emplois non rémunérés et 9% sont en sous-emploi.

Le travail et l’emploi décent sont liés à la dignité de la personne et devraient donc être des priorités absolues dans les politiques publiques de lutte contre la pauvreté, non pas simplement sous le prisme de la création de postes mais dans un cadre inclusif plus général pour permettre aux individus d’être acteurs à part entière dans leur société, de subvenir à leurs besoins, mais aussi d’épargner et investir.

Les politiques sociales ne doivent pas être considérées comme des béquilles du développement économique mais comme des moteurs permettant d’accélérer la vitesse du changement social, et donc de permettre le développement économique. Il s’agit donc là d’un véritable changement de paradigme. Les politiques sociales ne devraient pas servir à « sauver » les gens mais à les aider à s’épanouir et apporter le meilleur d’eux-mêmes. Pour pouvoir les accompagner dans leurs parcours, un système statistique développé et exhaustif est indispensable. La mise en commun des données administratives, quelles que soient leurs sources, y compris fiscales ou encore sanitaires, est devenue plus que déterminante pour assurer une justice sociale effective et une véritable éradication de la pauvreté. Un Etat juste devient un Etat fort parce qu’il est aussi un Etat de droit. Pour cela, il doit impérativement transcender les intérêts catégoriels divergents pour alimenter une cohésion sociale durable. C’est en quelque sorte la philosophie du nouveau modèle de développement et, avant lui, des conclusions du Rapport du cinquantenaire. La production de données probantes et l'usage de l’innovation dans la production de celles-ci doivent être placées au cœur de la politique de développement pour que ces informations puissent servir à construire et asseoir des politiques efficaces. Dans le cas contraire, toutes les démarches entreprises ne restent que gesticulations politiques, dilapidation des financements et, malheureusement aussi, alimentation de l’injustice et des inégalités qui comme l’Histoire l’a toujours démontré, n’aboutit qu’à de la violence.


[1]  Il prendra fin le 1er mars 2023.

[2]  Quelques informations :

  •  Dans un rapport de juin 2021 du groupe de travail sur les systèmes de santé de la Chambre des Représentants, il a été estimé qu’environ 7000 médecins quitteront le Maroc dans les deux années suivantes (https://www.chambredesrepresentants.ma/fr/actualites/la-chambre-des-representants-tient-une-seance-pleniere-pour-la-presentation-et-la?sref=item2682-133078)
  •  Selon le ministère de l’inclusion économique, de la petite entreprise, de l’emploi et des compétences, près de 27000 Marocains ont quitté le pays en 2022 en utilisant les circuits officiels.
  •  Selon la 7éme édition du rapport annuel du baromètre arabe sur la migration publiée en août 2022 (échantillon de 23000 personnes dans 10 pays de la région MENA), 34% des Marocains souhaitent émigrer (40% d’entre eux ont un diplôme universitaire et 32% possèdent un diplôme d’études secondaires au moins).

[3]  La masse de liquidité et son augmentation continue peut également être un indicateur de ce mouvement vers l’informalisation de l’économie. Le volume d'argent liquide en circulation à la fin de 2019 a atteint 250 milliards de Dh et a augmenté de 50 milliards de Dh en 2020. La banque centrale estime que s’agissant du besoin de liquidité des banques, il se creuserait à 85,1 milliards de dirhams en moyenne hebdomadaire à fin 2022 et à 89,6 milliards à fin 2023 (Rapport sur la politique monétaire, n˚64/2022).

[4]  Un registre social unifié a été décidé après de nombreuses années de discussions avec la Banque Mondiale.

https://documents1.worldbank.org/curated/en/783081468053674329/pdf/AAA650ESW0P1120H0PRINTSHOP0VERSION.pdf

https://projects.banquemondiale.org/fr/projects-operations/project-detail/P155198?lang=fr

   La mise en place de ce RSU a été accélérée après la pandémie suite au discours royal prononcé lors de la fête du trône en 2020 : https://www.rsu.ma/web/guest/accueil

   Quelques articles explicatifs :

[5]  The+Size+and+Development+of+the+Shadow+Economy+in+Morocco.pdf

[6]  https://www.hcp.ma/downloads/?tag=Enqu%C3%AAte+nationale+sur+le+secteur+informel

[7] Un des indicateurs de cette défiance est le taux de participation électorale qui est assez bas depuis plusieurs années (en 2011, il est de 45%, en 2016 de 43%). L’exception des élections législatives de septembre 2021 a été longuement commentée, étant donné le contexte de forte circulation d’argent pendant les campagnes des candidats et d’organisation des scrutins communaux et régionaux en même temps que les législatives : le taux de participation a atteint 50,18% de votants.

[8] Il est à noter ici que la question de la disponibilité de l’eau, et en général de la préservation de l’environnement, même si son rôle dans le développement économique est encore volontairement sous-estimé par la classe politique, est cruciale pour le futur du pays. Il est fort probable que l’augmentation des prix des produits agricoles est aussi liée à l’augmentation du coût de l’eau. La situation est actuellement déjà grave en termes de disponibilité de cette denrée même si le ministère de tutelle est discret sur le sujet. Si les petits paysans subissent violemment les effets de la sécheresse, les exploitants agricoles capitalistes trouvent toujours des solutions pour augmenter leurs marges, avec le soutien actif de l’administration et conformément aux orientations libérales du gouvernement. Par exemple, le mouvement de « migration » des grands exploitants agricoles capitalistes du Souss vers le Gharb a été constaté après l’épuisement des nappes phréatiques surexploitées et ce, sans remise en cause des pratiques agricoles qui ont mené à la désertification. Un mouvement inverse est en cours depuis la mise en fonction de l’usine de dessalement de Chtouka en janvier 2022. La disponibilité de l’eau sera sans aucun doute prochainement un indicateur de poids révélateur de l’aggravation des inégalités sociales et un catalyseur des révoltes sociales à venir. La relation entre pauvreté et disponibilité de l’eau au Maroc reste à analyser finement pour éviter que la situation ne vire au désastre.

[9]  Au détour des vifs échanges du Haut-Commissaire au Plan et du Gouverneur de la Banque Centrale auxquels sont habitués les observateurs.

[10] https://www.hcp.ma/Les-resultats-de-l-enquete-de-conjoncture-aupres-des-menages-premier-trimestre-de-l-annee-2023_a3697.html

[11] https://documents1.worldbank.org/curated/en/099337102132324304/pdf/ IDU0b65b92ce0ee6e04aac0af020c702ce303424.pdf

https://www.hcp.ma/Evolution-du-niveau-de-vie-des-menages-et-impact-de-la-pandemie-COVID-19-sur-les-inegalites-sociales_a2676.html
https://www.hcp.ma/Evolution-des-inegalites-sociales-dans-un-contexte-marque-par-les-effets-de-la-COVID-19-et-de-la-hausse-des-prix_a3588.html

[12] Premier passage auprès de 2329 ménages du 14 au 23 avril 2020.

    Deuxième passage auprès de 2169 ménages du 15 au 24 juin 2020.

    Troisième passage auprès de 12 000 ménages du 07 octobre 2021 au 07 février 2022.

[13] S’agissant d’opérations mathématiques avant tout, la signification des données produites par milieu de vie urbain et rural est à relativiser.

[14] - Ajzen, I. (1985). From intentions to actions: A theory of planned behavior. In J. Kuhi & J.Beckmann (Eds.), Action control: From cognition to behavior (pp. 11-39). Heidelberg:Springer.

 - Ajzen, I. (1991). The theory of planned behaviour. Organisation behavior and human decision processes, 50, 179-271.

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- Langlois, Simon. (2002). Nouvelles orientations en sociologie de la consommation, CAIRN, Presses Universitaires de France, vol 52.

- Solomon, M.R. (1996). Consumer Behaviour: Buying, Having and Being, 3rd Ed., New Jersey: Prentice Hall.

[15] Le développement des centres commerciaux et des enseignes de grande distribution est un indice important de l’évolution des pratiques de consommation mais l’irruption fracassante des marques de luxe l’est encore plus. Les conditions de vie de la population de la classe aisée sont mal connues mais il est très probable au regard des enseignes de luxe installées au Maroc que leur commerce se porte bien. La dernière en date est la maison Balenciaga qui s’est installée en octobre 2022 à Casablanca. Selon l’étude réalisée par Mastercard Economics Institute publiée en janvier 2023, le Maroc est classé premier parmi les marchés du Moyen-Orient et de l’Afrique, en termes de dépense dans l’acquisition des biens et produits de luxe : entre 2019 et 2022, le Royaume a atteint un score de croissance de 71%, suivi par Madagascar (70%), la Jordanie (60 %), le Sénégal (55%), le Kenya (39%) et la Zambie (34%).

[16] A lui seul, ce sujet mériterait une réflexion approfondie tant le lien entre les personnes et les nouvelles technologies est déterminant dans l’évolution des sociétés.

[17] La situation de la femme active est inquiétante : le taux d’activité des femmes ne cesse de baisser passant de 25,9% en 2010 à 19,9% en 2020.