Le 3 février 2013 notre ami et collègue Pr. Driss BENALI nous a quitté. Nous présentons aujourd'hui deux textes commis par ses amis les Pr. Abdekader Berrada et Abdelmoughit Benmessaoud trédano. Le premier a constitué la préface aux MELANGES préparés pour l'occasion de l'hommage qui lui a été consacré une année après sa disparition. Le second a préfacé son fameux ouvrage sur " LE MAROC PRÉCAPITALISTE" .
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PRESENTATION
Par Abdelkader Berrada
Professeur émérite
Membre du Conseil scientifique de la Revue Marocaine des Sciences Politiques et Sociales
Le présent ouvrage réunit un ensemble de contributions en hommage au professeur Driss Benali, que Dieu l’ait en sa sainte miséricorde. Ses étudiants, collègues et amis tiennent ainsi à lui témoigner leur profonde reconnaissance. A ceux qui l’avaient bien connu, il laissait l’impression d’un homme cultivé, foncièrement bon et d’une civilité admirable.
Driss Benali est un économiste marocain de tout premier plan, un intellectuel critique.
Driss Benali, l’universitaire, est resté attaché à la grande tradition d’une économie classique définie en ces termes par Alfred Marshall: «il nous faut reconnaître que les fondateurs de l’économie moderne furent à peu près tous des hommes pleins de bonté et de sympathie, animés d’un profond amour pour l’humanité. Pour eux-mêmes, ils se souciaient peu de la richesse, mais ils étaient soucieux qu’elle puisse se répandre parmi les masses populaires….Ils demeurèrent fidèles sans exception à cette idée que l’objectif final de toute politique et de tous les efforts privés devait être le bien-être du peuple». Le regard que F. Perroux portait sur les économistes permet de préciser encore plus clairement ce qui distingue Driss Benali. Les économistes peuvent être classés en trois catégories. Les uns, les experts, sont pressés de procurer des recettes pratiques pour résoudre des problèmes qu’ils ne reformulent pas. Les autres, les conformistes, développent plus ou moins consciemment un discours qui légitime le système existant. Le tout petit nombre restant se dévoue à l’économie d’intention scientifique qui organise des savoirs en tentant de les purifier, de les maîtriser et de les contrôler par les sciences. Force cependant est de reconnaître que l’organisation de la recherche et le style d’enseignement en matière économique sont peu propices à encourager cet effort méritoire.
Driss Benali faisait partie de ce tout petit nombre. C’était un académicien qui se gardait bien de mélanger allégrement science et idéologie, un économiste qui n’était pas du genre «ainsi va l’Economique clopin-clopant, un pied dans les hypothèses non vérifiés et l’autre dans des slogans invérifiables» tant décrié par J. Robinson.
Il était constamment habité par le désir ardent de contribuer en tant que professeur à la formation de ses étudiants en leur disant ce qu’il croyait vrai, en réfléchissant devant eux, avec eux, sur les questions vitales, les seules qui importent vraiment. Driss Benali s’employait à transformer l’université en un espace de lutte contre le sous-développement à la fois sur le plan de la formulation des objectifs mais aussi de la mobilisation des moyens. Il lui tenait particulièrement à cœur de faire progresser la connaissance en vue d’une meilleure prise de conscience des problèmes dans lesquels se débat le Maroc et des solutions à y apporter. Beaucoup de problèmes se posent effectivement dans le cadre de la nation et ne peuvent être résolus qu’en fonction de l’intérêt national. C’est donc en toute logique qu’il fallait prendre pour objet de la science économique des questions qui touchent le plus directement à la politique. Le point de vue de la sociologie économique et politique compte beaucoup dans cette optique. Il faut reconnaître à Driss Benali le mérite d’avoir mené une réflexion sur la capacité de l’Etat, communément appelé Makhzen au Maroc, à renouveler sa base sociale et les relais nécessaires à l’encadrement et à la subordination de la société. Il s’acharna à prouver que «dès l’indépendance, la logique économique fut soumise aux exigences du bloc au pouvoir qui, pour élargir sa base sociale, s’assure le contrôle de la reproduction sociale». La machinerie des appareils et des circuits du pouvoir qu’incarne le Makhzen est à l’origine de politiques qui servent mal le développement du Maroc. Pour relever les défis du développement durable, le Makhzen n’est pas la solution, c’est le problème. Ainsi se résume la thèse centrale de cet acteur d’une pensée économique libre de toute allégeance, comme de tout conformisme.
Conscient de l’importance capitale du savoir en tant que source de progrès, Driss Benali ne s’est pas privé de porter un regard critique sur la littérature économique au Maroc. Selon lui, deux observations s’imposent en ce sens. D’abord, la production scientifique en la matière n’est pas suffisamment abondante malgré les efforts louables mais isolés déployés par certains universitaires. Ensuite, le fait même que la plupart des gens soient persuadés que la science économique est réduite à des « élucubrations journalistiques» est en soi significatif de l’état de pauvreté dans lequel se trouve cette discipline de base.
Partant de ce constat, Driss Benali aboutit à la conclusion que la science économique au Maroc a encore besoin pour se développer d’écrits qui seraient à la fois accessibles au grand public et de bonne tenue intellectuelle. G. Myrdal ne disait-il pas que les économistes qui désirent influencer les choix politiques doivent s’efforcer de convaincre, non pas seulement leurs confrères et les spécialistes des sciences sociales, mais aussi l’homme de la rue.
La création en 2002 de la revue Pôle de compétences en économie devait répondre à cette attente. Cependant, faute d’un soutien régulier et conséquent de l’Etat à la recherche scientifique, cette initiative pleine de promesses n’a pas tardé à tourner court. En pareil cas, on est amené tout naturellement à penser que «plus l’espérance est grande, plus la déception est violente». Surtout que, dans l’esprit de Driss Benali, le lancement d’une nouvelle revue scientifique s’imposait comme une nécessité impérieuse. On imagine bien qu’il ne pouvait rester indifférent à la condamnation à une mort lente de revues scientifiques et non des moindres comme le Bulletin économique et social du Maroc, la Revue juridique, politique et économique du Maroc, les Annales marocaines d’économie et la revue Economie et socialisme.
Même si ses activités civiques et citoyennes ne lui laissaient pas suffisamment de temps pour se consacrer à la recherche, et il s’agit d’une précision qui a toute son importance, Driss Benali compte à son actif des travaux scientifiques de grande qualité. En plus d’un ouvrage de référence: Le Maroc précapitaliste, formation économique et sociale (1983), il est l’auteur de nombreux articles publiés notamment dans trois revues marquantes, à savoir la Revue juridique, politique et économique du Maroc, la revue Economie et socialisme et l’Annuaire de l’Afrique du Nord, la plupart des textes portant sur la période postcoloniale (1985-1995). Bien évidemment, dans la mesure où les analyses éclairantes de Driss Benali se situent dans une perspective historique et critique, elles exigent du lecteur un effort d’attention et de participation pour pouvoir être appréciées à leur juste valeur. Leur traduction dans les langues nationales que maîtrisent mieux les nouvelles générations pourrait certainement faciliter une bonne compréhension des obstacles structurels, de nature institutionnelle en particulier, qui se dressent devant le développement du Maroc. C’est un vrai défi qu’il va falloir relever pour honorer la mémoire de Driss Benali, l’homme de science, l’homme de la cité.
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PRESENTATION
HOMMAGE A DRISS BENALI
Par Abdelmoughit Benmessaoud Tredano
Directeur de la Revue Marocaine des Sciences Politiques et Sociales
Notre propos dans ce texte n’est pas tant de présenter l’ouvrage du regretté Driss BENALI, Le Maroc Précapitaliste, qui reste une œuvre majeure dans la compréhension de l’état précapitaliste au Maroc, mais beaucoup plus d’expliquer le pourquoi de cet hommage et comment le comité d’organisation de notre revue s’est évertué à l’organiser et à préparer son contenu.
Au lendemain de la mort de notre regretté [1], l’engagement a été déjà pris pour programmer un hommage à la hauteur de sa stature et de sa personnalité… hors pair.
Cet engagement a été dicté par plusieurs considérations :
La première est strictement personnelle dans la mesure où plus de 30 ans d’amitié ne pouvait laisser l’auteur de ces lignes indifférent à un personnage de cette envergure ; engagement politique commun, en France et au Maroc, et associatif… dans le cadre de l’Association Alternatives, entre autres, a constitué la trame de notre parcours commun.
La seconde est un acte de reconnaissance d’un collectif d’amis, d’auteurs, et d’universitaires pour l’homme et son œuvre.
Rendre hommage à Driss Benali, c’est lui rendre justice dans la mesure où de son vivant, aucune reconnaissance ne lui a été témoignée.
Rendre Hommage à Driss Benali, c’est témoigner de la qualité de l’homme, de l’intellectuel militant qu’était cet homme, toute sa vie durant…
Comment le faire ?
La Revue, qu’il accompagnait de son vivant en sa qualité de membre de son comité scientifique, a saisi l’avènement du premier anniversaire de sa disparition pour lui rendre un hommage à la hauteur de la qualité de l’homme. En lui préparant des mélanges, en rééditant son livre majeur et la préparation d’une étude élaborée par l’auteur de ces lignes portant sur « la paix et le dialogue entre les nations, le cas du Maghreb et du Moyen-Orient » telles sont les publications qui vont marquer cet hommage.
Les Mélanges, c’est un acte de reconnaissance d’une vingtaine d’intellectuels et d’universitaires à un ami, à un collègue pour lequel ils avaient, tous, du respect, de l’admiration et de l’amitié…
La réédition de son livre est dictée par une seule raison : le rendre accessible aux étudiants, aux chercheurs et aux universitaires dans la mesure où il a disparu des librairies.
Le livre sur le dialogue et la paix, répond à une actualité brulante où la guerre devient la règle, où l’islamisme se confond avec le terrorisme et où l’extrémisme rivalise avec la barbarie. La situation actuelle du monde arabo-musulman en est l’illustration la plus édifiante.
Un deuxième volet qui marquera cette manifestation, c’est l’organisation d’un débat autour du thème : « le rôle de l’intellectuel dans la cité » ; le choix d’une telle thématique n’est ni fortuit ni arbitraire .Il répond en premier lieu au profil de notre regretté.
L’intellectuel militant
« … en toute société, l’artiste, l’écrivain, demeure un étranger : celle qui prétend le plus impérieusement l’intégrer nous paraissait être pour lui la plus défavorable… Dans une société qui veut des artistes « bien propres », « intégrés », « cohérents » et « peu remuants », il n’est peut-être pas inutile qu’elle (cette banalité) soit de nouveau écrite et répétée… » [2]
L’engagement politique de Driss Benali, en tant qu’intellectuel, a été marqué par la cohérence, la continuité, l’audace voire parfois la provocation. C’est le propre de l’intellectuel engagé et rebelle.
Cette posture est dans la droite ligne des intellectuels, des philosophes dont le rôle est d’être des défricheurs, des agitateurs d’idées, des empêcheurs de tourner en rond.
Son discours politique à la fois profond, direct, clair et, comme dirait jean- Luc Mélenchon : cru et dru, tranche avec celui codé, ambigu, insipide et politiquement correct de nombreux hommes politiques, situation devenue quasi- normale. Mais, cas plus grave encore, une telle pratique est désormais adoptée par un grand nombre d’intellectuels.
Sa vision du politique en tant que culture et pratique se distingue foncièrement de la politique politicienne ; en effet face à la déliquescence ambiante et à la médiocrité régnante dans le champ politique, …, il s’est employé à réhabiliter la parole publique, politique et rendre au politique sa superbe.
Ainsi, pour éviter que le politique ne produise que des monstres [3], pour que le politique ne se réduise pas à « l’art de se servir des gens … » [4], pour faire en sorte que la bêtise ne commence pas à penser [5], il fallait et il faut réinventer d’autres formes d’engagement et surtout allier l’éthique à la politique, adopter la pédagogie de l’exemple, conditions seules à même de pouvoir faire revenir le citoyen au champ politique et ce en rétablissant la confiance. Seules les sociétés de confiance réussissent [6].
Driss BENALI était de ce genre d’intellectuels qui cherchaient à donner au politique une nouvelle vision, perception et pratique sans lesquelles rien de valable, de viable et de durable ne peut être construit dans une société qui aspire au changement et au bien-être.
Mais comme une hirondelle seule ne fait pas le printemps, l’intellectuel solitaire ne peut influer d’une manière déterminante sur l’évolution d’une société.
Le changement ne peut se réaliser que si le nombre d’intellectuels, autonomes par rapport à tous les centres du pouvoir, atteint une masse critique.
Ils doivent, en plus, avoir en commun une sorte de convergence d’idées, deux conditions qui, seules, avec les débats et l’agitation d’idées, peuvent produire les mutations sociales et sociétales nécessaires pour un Maroc nouveau, développé et épanoui.
« La politique est l’art du possible » disait l’homme politique français Léon Gambetta ; Driss BENALI cherchait à faire reculer le possible jusqu’au dernier retranchement ; entre le consensus paralysant et le compromis engageant et productif, le choix est vite fait.
« Soyons réalistes, exigeons l’impossible » disait le commandant Che.
Notes
[1] Au moment où ce numéro (N° 4, volume VI, février 2013) était sous presse, notre ami et collègue est décédé le 3 février 2013.Nous lui
rendons hommage - dans les pages intérieures de notre revue dont il était un des fondateurs-en tant qu’ami, intellectuel hors pair et citoyen/militant exemplaire ,en attendant d’organiser une grande manifestation digne de son rang…
[2] Simone De Beauvoir, autobiographie, Ed. 1993, compte rendu de cette publication in Le Monde 13 aout 1993
[3] Saint juste disait : « Tous les arts ont produit des merveilles, seul l’art de gouverner n’a produit que des monstres ».
[4] « La politique est l’art de se servir des hommes en leur faisant croire qu’on les sert. »
Disait l’écrivain et dramaturge Louis Dumur.
[5] Jean Cocteau disait : « Le drame de notre temps, c'est que la bêtise se soit mise à penser ».
[6] Alain Peyrefitte, « La société de confiance », Ed. Odile Jacob, 1995.