Abdeslam Seddiki1
A l’heure où il est question de mettre en place un « nouveau modèle de développement », nous pensons qu’il serait utile de clarifier les choses pour savoir au juste de quoi on parle et cadrer le débat sur le plan conceptuel. Car les termes et les concepts ont bien un sens et une portée. Et c’est en respectant le sens des termes utilisés qu’on arrive à communiquer et à s’entendre.
En effet, un modèle de développement ne peut se réduire ni à un modèle de croissance, ni à un programme gouvernemental (ou plan d’action). Le développement est un concept beaucoup plus large que la notion de croissance. Alors que celle-ci se mesure par l’évolution du seul agrégat du Produit Intérieur Brut (PIB), le développement, par contre, intègre d’autres variables relatives à la répartition de la richesse produite, à l’amélioration des conditions de vie de la population, aux modifications de structures qu’il induit....On dira avec Aziz Belal que le développement est «un processus cumulatif socialement maîtrisé et continu de croissance des forces productives, englobant l'ensemble de l'économie et de la population, à la suite de mutations structurelles profondes permettant la mise à jour de forces et de mécanismes internes d'accumulation et de progrès »2. D’une façon plus concrète, le PNUD, en élaborant son indice de développement humain, considère que le développement est composé de trois paramètres : une vie longue et saine, une éducation utile et un niveau de vie digne.
On le voit, un pays peut enregistrer des taux de croissance les plus élevés au monde sans réaliser pour autant son développement. Ce qui nous laisse croire que le Maroc, n’a pas connu depuis l’indépendance de « modèle de développement »
1 Professeur Universitaire et Ancien Ministre.
2 Aziz Belal, « Développement et Facteurs non économiques », éd. SMER, 1982.
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stricto sensu, du moins dans sa forme élaborée. Les différents «plans de développement » qui se sont succédé depuis l’indépendance (plan biennal 1958- 1959 ; plan 1960-1964 ; plan triennal 1965-1967 ; plan 1968-1972 ; plan 1973-1977 ; plan triennal 1978-1980 et plan 1981-1985) ne traduisaient pas une conception donnée de développement et ne s’inséraient pas dans un modèle de développement. Ils rassemblaient un catalogue de mesures élaborées par des technocrates sans aucune prise sur la réalité. Leur échec était garanti d’avance ! D’ailleurs, le plan 1981-1985 fut abandonné au milieu du parcours suite aux fourches caudines du FMI. Malheureusement, le plan de développement préparé par le gouvernement d’alternance, couvrant la période 2000-2004 et qui a fait l’objet d’un véritable débat national est resté à son tour lettre morte pour des raisons qui demeurent jusqu’à présent obscures. On lui a préféré des programmes sectoriels sans convergence et sans âme !
Par conséquent, le modèle de développement ne peut être envisagé plus qu’une vision sur la société de demain, un choix pour bâtir un type de société, une philosophie d’avenir. Bref, un cadre de référence pour élaborer les politiques publiques d’un pays. A ce titre, il peut exister une multitude de modèles à tel point que chaque pays peut se targuer de disposer de son propre modèle. Ne parle-t-on pas d’ailleurs de « modèle chinois », de «modèle français », de « modèle russe », de « modèle ivoirien » et que sais-je encore ? On peut multiplier les exemples à volonté. Ce qui revient à dire que nous devons mettre en place notre propre modèle de développement, celui qui convient le mieux à notre peuple, qui répond le plus à ses attentes légitimes, qui prend en considération nos spécificités culturelles et historiques, qui utilise au mieux les ressources disponibles et potentielles, qui cimente notre unité nationale et notre sentiment d’appartenance à cette maison commune qu’est la patrie.
Nous sommes donc appelés à répondre aux questions fondamentales suivantes : Quelle (s) finalité(s) du processus de développement et quelle place accorder au citoyen marocain? Quels rôles pour les différents acteurs : Etat, secteur privé, société civile? Quel système de production, quelles priorités sectorielles et
quel type d’organisation du travail ? Quel mode de régulation et quelles formes de gouvernance à mettre en place ? Comment intégrer les facteurs non-économiques (culture, valeurs nationales, ...) dans le développement? Quelle articulation entre démocratie et développement ? Quelles formes d’intégration dans le système mondial et la nouvelle division internationale du travail?
Les réponses consensuelles à ces questions constitueront le socle du « nouveau modèle de développement» dans ses multiples dimensions: politique, économique, sociale, culturelle voire écologique, et la quintessence d’un nouveau compromis historique en phase avec l’esprit de la constitution de 2011. Pour le reste, la concurrence restera ouverte entre les principaux acteurs et les forces politiques. Les règles du jeu seront désormais claires et acceptées par tous. Que le meilleur gagne! En dernière instance, c’est le pays dans son ensemble qui gagnera. C’est la démocratie qui s’en sortira renforcée.
I- Le diagnostic de l’existant
Alors que le débat sur le modèle de croissance à l'œuvre au Maroc n'arrive pas encore à déboucher sur des perspectives prometteuses, il serait utile de nous poser des questions sur l'économie marocaine afin de déceler les forces et les faiblesses qui la caractérisent. Cette lecture de l'économique doit obéir à une règle méthodologique dont les jalons ont été jetés par les précurseurs de l'économie politique, selon laquelle l'économique n'a de finalité que par rapport au social, c'est-à-dire par rapport à la satisfaction des besoins sociaux de la population. En ce sens, le progrès économique n'a de sens que s'il se traduit par une amélioration du niveau de vie des populations. Et c'est à ce niveau que se mesure le bien-être social. Partant de ces considérations méthodologiques, on s'attachera à faire cette lecture en deux temps: relever dans un premier temps les points forts de l'économie marocaine ; déceler, en deuxième lieu, les faiblesses et les goulots d'étranglement qui risqueraient d'inhiber et de freiner le processus de décollage sans lequel l'émergence tant attendue et espérée restera un vœu pieux.
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I. a- Les atouts de l'économie marocaine.
L'analyse des principaux indicateurs et de leur évolution sur les moyens et long termes nous autorise à déceler les atouts suivants. Ils nous semblent visibles et lisibles. Nous les exposons sans aucun ordre d'importance.
1. L'économie marocaine est globalement assainie dans laquelle les équilibres macro-économiques sont assurés. Ainsi le déficit budgétaire se situe dans une fourchette de 3,5% - 4% ; le solde du compte courant est de l'ordre de -3% ; le taux d'endettement du trésor est de 65% (l'endettement public dépasse les 80%) ; le taux d'inflation ne dépasse pas 2%. Cette question des équilibres macro-économiques a fait couler beaucoup d'encre et n'arrête pas de susciter une controverse entre les différentes écoles de pensée. Sans revenir sur ces controverses qui relèvent des considérations académiques (qui ne sont pas du reste sans intérêt), nous pensons qu'il faille dépasser les crispations idéologiques et les fondamentalismes méthodologiques. En ce sens, les équilibres macro-économiques, en premier lieu l'équilibre budgétaire, constituent pour un pays donné un gage de confiance vis-à- vis des partenaires et un moyen de sauvegarder son indépendance. Les pays qui se sont montrés laxistes par rapport à cette «règle d’or» l'ont payé cher, non seulement sur le plan financier, mais surtout sur le plan social1.
2. L'économie marocaine enregistre un taux de croissance relativement élevé bien qu'il demeure insuffisant pour relever les défis notamment en matière d'emploi. Ce taux est considéré parmi les plus forts au niveau de la région MENA (Moyen-Orient Afrique du Nord). Qui plus est, il est relativement stable et moins erratique que par le passé en raison de l'affranchissement relatif de la croissance par rapport aux aléas climatiques. Ainsi, depuis 1999, l'économie marocaine enregistre toujours un taux de croissance positif, et ce, quel que soit le niveau de la production agricole. Ce qui montre à l'évidence qu'elle devient moins dépendante des conditions climatiques.
1 La situation vécue par le Maroc au début des années 80 du siècle dernier, ou celle qu’a connu la Grèce plus récemment, est riche d’enseignements à cet égard.
3. C’est une économie de plus en plus diversifiée. On est passé progressivement d'une économie primaire, basée sur les matières premières et les produits agricoles, à une économie secondaire basée sur la transformation des produits, la remontée dans la chaîne de valeur et la création de valeur ajoutée. Bien sûr, l'économie n'a pas encore atteint le stade de l'industrialisation qui se traduit par une «transformation de structure». Le plan d'accélération industrielle à l'œuvre, s'il est bien mené conformément aux objectifs affichés, pourrait nous y conduire. Mais on n'en est pas encore là. Et beaucoup d'incertitudes planent sur la réalisation de ces objectifs, dont notamment le risque de voir ce PAI se réduire à une simple sous-traitance sans ambitions réelles en matière de transfert de technologie, condition sine qua non pour la création d'un tissu industriel national.
4. Cette diversification porte également sur nos échanges extérieurs. Bien que l'Union européenne demeure notre principal partenaire commercial, force est de constater que sa place se réduit au fil des années au bénéfice de nouveaux partenaires tels que les pays émergents et le Continent Africain. Mais il faut relever, dès à présent, que le Maroc n'a pas su (ou n'a pas pu) tirer profit des opportunités que lui offre cette ouverture et son intégration dans le marché mondial. Sur une cinquantaine de pays avec lesquels il est lié par des accords de libre-échange, il enregistre un déficit commercial à l'exception de la Jordanie. Cela donne sérieusement à réfléchir sur nos capacités productives et notre potentiel compétitif1.
5. Bien que le Maroc ait abandonné la planification cédant en cela aux effets de mode d'un certain néo-libéralisme, il a opté, en contrepartie, pour des plans sectoriels touchant pratiquement tous les secteurs d'activité : Plan Maroc Vert pour l'agriculture, Plan Halieutis pour la pêche maritime, Plan Emergence devenu Plan d'accélération industrielle pour l'industrie, Vision 2010 et 2020 pour le tourisme, Maroc Numeric pour l'économie numérique etc...Malgré leurs limites et les critiques dont ils font l'objet, dont notamment le manque de convergence, ces programmes ont donné des résultats relativement satisfaisants. En tout état de
1 Sur l’évaluation des ALE signés par le Maroc, voir notamment l’étude élaborée par l’IRES en 2013.
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cause, il vaudrait mieux avoir un programme et une vision à moyen terme que de ne pas en avoir du tout et de continuer à naviguer sans savoir le port de destination !
6. Le pays dispose d'une infrastructure relativement satisfaisante même si elle est mal répartie spatialement, et ce, grâce au lancement, sous l'impulsion du souverain, de la politique des grands chantiers : qu'il s'agisse des autoroutes, des ports ou des aéroports, le Maroc a fait, au cours des deux dernières décennies, des progrès gigantesques. Des réalisations comme celle de Tanger Med suscitent l'admiration de tout un chacun et incitent tout Marocain à exprimer une certaine fierté. N'eût été cette infrastructure, les réalisations soulignées précédemment auraient été inimaginables. Mais le capital physique n'est pas à lui seul suffisant pour enclencher la dynamique de développement. Le capital immatériel (humain, social et institutionnel) est également nécessaire.
7. Pour ce qui est du «capital humain», s'il est admis par tous que notre système éducatif souffre de plusieurs tares et dysfonctionnements, il ne faut pas non plus «jeter le bébé avec l'eau de bain». Là où des moyens sont mobilisés et un système de gouvernance particulier est mis en place, des résultats tangibles se font montrer. Bien sûr, ce qui est demandé aujourd'hui, c'est de tirer profit de certains îlots de réussite pour propager le progrès vers d'autres secteurs restés à la marge de toute dynamique de changement. Le progrès n'est jamais linéaire et homogène. Il se fait en cascade. Le développement, à son tour, génère forcément des contradictions. Le rôle du politique, puissance régulatrice, consiste à en accélérer le rythme et à en réduire les fractures.
8. Concernant le «capital social», le pays dispose d'une bourgeoisie plus qu'embryonnaire avec une composante «traditionnelle» encore influente sur les politiques publiques au regard de ses ramifications dans l'administration, et une composante «moderne», voire «moderniste», en émergence. Cette dernière est constituée essentiellement de «jeunes loups» formés dans des hautes écoles de renommée et rompus aux principes du libéralisme économique fondés sur la libre
concurrence, l'Etat de droit (surtout dans les affaires). C'est un atout réel pour le Maroc qui ambitionne de devenir un pays émergent.
9. Le «capital institutionnel» n'est pas moins important. C'est un facteur essentiel de développement. Malgré toutes les critiques que l'on pourrait faire et les faiblesses constatées ici et là, il faut reconnaître que les ingrédients d'un Etat de droit sont bien réunis. Nos institutions ne sont pas parfaites, mais sont acceptables dans l'ensemble. Nous avons une Constitution développée dont le contenu n'a rien à envier aux constitutions des pays ancrés dans la démocratie ; les élections se déroulent à intervalles réguliers ; l'existence de partis politiques de différentes obédiences; les syndicats dont la création remonte à des décennies..... Ce «capital institutionnel» constitue un facteur réel de stabilité politique et sociale et par conséquent un facteur d'attractivité et de compétitivité. Ce sont des atouts de taille qui constituent la force de frappe de notre économie.
Cette liste n'est sûrement pas exhaustive. Elle est exposée à titre illustratif. On peut y ajouter tous les autres facteurs non-économiques dont regorge le pays : sa diversité culturelle, son ouverture sur les autres cultures, sa richesse gastronomique, la beauté de ses sites géographiques, la qualité de la vie de ses citoyens...
Mais chaque médaille a son revers. Le pays connaît aussi des faiblesses et goulots d'étranglement qui freinent sa marche vers plus de progrès et se dressent sur la voie de son émergence. Ce sont autant de défis que le Maroc doit absolument relever s'il veut réaliser les ambitions qui sont aujourd'hui les siennes, à savoir intégrer le concert des pays émergents.
I-b. Les faiblesses et l’essoufflement du « modèle » en place
Après avoir passé en revue ci-dessus les atouts de l'économie marocaine, on se penchera à présent sur l'examen de certains obstacles et de goulots d'étranglement qui montrent que le modèle de développement en cours a atteint la phase de son essoufflement et qu’il y a nécessité de mettre en place un nouveau modèle dont il conviendra de définir les fondements.
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1. Saisir toutes les opportunités offertes par la mondialisation. Nous avons déjà souligné le fait que le Maroc ne tire pas suffisamment profit des Accords de libre-échange signés avec divers pays. Il est en ce sens plus un «losing player» qu'un «winning player». Ainsi, il est grandement utile pour l'avenir de notre pays de marquer un temps d'arrêt et de procéder à une évaluation objective de ces accords afin de rectifier le tir éventuellement. Entendons-nous bien: il ne s'agit nullement d'un plaidoyer pour un certain protectionnisme débridé qui risquerait de nous isoler du reste du monde quand bien même une telle option serait possible ! Il s'agit, à l'inverse, de minimiser les risques encourus par l'intégration au marché mondial et de mettre de l'ordre dans l'enchevêtrement de la mondialisation, en diversifiant au maximum nos alliances stratégiques et en approfondissant plus nos relations avec le continent africain. En effet, des partenariats triangulaires offriront de grandes opportunités pour le Maroc dans les années à venir. Nos relations avec l'Afrique doivent s'inscrire dans le droit fil du Discours de SM le Roi prononcé à Abidjan le 4 février 2014, dans lequel Le souverain a tracé une véritable feuille de route pour le partenariat Sud-Sud.
2. Faiblesse de notre compétitivité et notre offre exportable. Celle-ci est liée à la qualité de l’éducation-formation, à la précarité du système productif, à l’absence de l’innovation et à la faiblesse de l’investissement dans la recherche scientifique. Le but étant, à terme, d'améliorer la productivité du travail en dotant le pays d'un véritable écosystème de recherche et innovation. Pouvons-nous réellement aspirer à devenir un pays émergent en consacrant seulement 0,7% de nos dépenses publiques à la recherche scientifique ? D'autant plus que le niveau de formation des salariés et le taux d'encadrement des entreprises actuels ne nous permettent pas non plus de décoller. Ce sont des problématiques qu'il convient de prendre à bras-le-corps et nécessitent un traitement de choc. Le pays ne peut pas vivre indéfiniment avec un déficit commercial chronique qui nous occasionne une «fuite» quotidienne vers l'extérieur de 500 millions DH ! Ce sont des milliers d'emplois perdus en contrepartie.
3. Persistance des inégalités sociales et spatiales1. La réduction des inégalités est un impératif économique, social, politique et humain. Dans cette optique, le développement, on ne le dira jamais assez, n'a de sens que lorsqu'il se traduit par une amélioration des conditions de vie de la population et l'éradication de la pauvreté, y compris la «pauvreté intellectuelle». L'on sait aujourd'hui, études empiriques à l'appui, que les pays qui résistent le mieux à la crise et qui enregistrent de meilleurs taux de croissance, sont ceux qui connaissent une répartition moins inégalitaire des revenus et des richesses. Il faut reconnaître que le Maroc a fait quelques efforts dans ce sens avec le lancement des politiques sociales destinées aux pauvres : INDH, ADS, Fonds dédiés...Mais force est de constater que les résultats atteints sont loin des objectifs affichés et surtout loin des espérances de la population. N'est-il pas temps, là aussi, de procéder à une évaluation, sans concession, de ces politiques pour y introduire les ajustements nécessaires ?
4. La lenteur du chantier de la régionalisation. La régionalisation est un grand dessein pour le Maroc. Son opérationnalisation selon la nouvelle Constitution et les modalités de la loi organique vont introduire des changements considérables sur les plans institutionnel, politique, social et culturel. Il s'agit notamment de l'effectivité des prérogatives dévolues aux Conseils régionaux et de la mise en œuvre des deux fonds publics : le Fonds de solidarité (entre les régions) et le Fonds de mise à niveau des régions. Mais qu'en est-il dans la réalité ? Il est navrant de constater que ce projet d'essence mobilisatrice, et à contenu révolutionnaire, est en train de végéter : faiblesse des moyens mobilisés au profit des 12 régions (à peine 2% de l'impôt sur le revenu et de l'impôt sur les sociétés), retard accablant dans l'adoption des textes d'application, lenteur dans la préparation des PDR (Plans de développement régionaux). Ce sont autant de signaux inquiétants sur le sort de ce projet, et qui nous avertissent que l'espoir ouvert par ce chantier risquerait de s'estomper ! Il nous incombe donc de raviver cette flamme, car l'avenir du Maroc est bel et bien dans les dynamiques territoriales et régionales. Toutes les données
1 Pour plus de détails voir les travaux réalisés par le HCP, l’ONDH et d’autres institutions.
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plaident dans ce sens : l'étendue du territoire, la variété de notre relief, la diversité de notre culture...
5. Le rôle marginal de la femme dans la vie économique et sociale. L'inclusion des femmes est une condition essentielle pour assurer l'émergence. Avec un taux d'activité des femmes à peine supérieur à 25%, soit la moitié de la moyenne mondiale, nous avons du plomb dans les ailes. Ce taux est d'autant plus incompréhensible que notre pays adhère aux valeurs de modernité et que notre Constitution stipule la réalisation de la parité. Cette faible participation de la femme à la vie active est pénalisante non seulement pour la femme mais pour l'économie et la société dans leur ensemble. D'après certaines estimations, cela occasionnerait un manque à gagner de 25% de la richesse nationale. Quel gâchis!! Sans compter les frustrations ressenties par les femmes exclues de la vie active et les privations subies par cette exclusion et qui sont difficilement chiffrables. C'est dire combien il est impératif de relever ce défi dans les prochaines années et de l'inscrire sur la liste des priorités nationales.
6. Last but not least, nous sommes appelés à changer notre approche du facteur «temps» pour le considérer comme un facteur de production et de compétitivité. Notre attitude à l'égard du temps, que nous pouvons qualifier sans hésitation de rétrograde, est lourdement coûteuse: retard dans l'exécution des projets et non- respect des délais sont monnaie courante. L'indifférence par rapport à la variable temps est en passe de devenir une véritable gangrène qui risquerait d'anéantir les efforts accomplis ici et là. Nous sommes appelés à une véritable révolution culturelle et une modification de notre comportement pour revoir un certain nombre de stéréotypes et de conformismes ambiants. Le monde change et évolue à vive allure, la terre tourne à une vitesse qui s'impose à tout le monde et personne ne peut mettre en veille l'horloge de l'histoire. Rattrapons donc notre retard pour renouer avec le progrès ! Tel est le gage de la modernité.
En somme, le Maroc a des atouts réels et un potentiel indubitable. Mais la partie n'est pas jouée d'avance. Cela dépendra de plusieurs paramètres à la fois internes et externes. Tâchons donc d'identifier les problèmes qui nous freinent et de poser
les questions qui s'imposent, en faisant nôtre la formule du philosophe Karl Marx : «L'humanité ne se pose jamais que des problèmes qu'elle est capable de résoudre». Ce sont justement ces problèmes que se pose la population assoiffée qui aspire à une vie meilleure! À quoi sert d'ailleurs le développement s'il n'arrive pas à couvrir les «frais de l'homme» ? À quoi sert l'émergence si le citoyen ne se voit pas impliqué dans ce projet ? Il faut une mobilisation populaire pour que tous les acteurs s'impliquent entièrement. Le peuple marocain est capable de tout. C’est à ces défis que le nouveau modèle de développement se doit d’apporter des réponses.
II-Les déterminants du nouveau modèle de développement
Comme on vient de le souligner, si le modèle en cours a enregistré des progrès non négligeables sur le plan quantitatif, force est de constater qu’il a connu, à l’inverse, un échec patent au niveau de l’inclusion sociale et de la réduction des inégalités à la fois sociales et spatiales. Ainsi, les chiffres disponibles sont parlants et montrent l’aggravation de l’exclusion sociale et des inégalités de toutes sortes. Notre « gâteau national » est très injustement réparti : plus de 50 % sont accaparés par les détenteurs du capital, à peine 30% de la richesse produite profite à ceux qui la créent à savoir les salariés et le reste va à l’Etat sous forme de recettes fiscales. Le fardeau fiscal est supporté essentiellement par les salariés et un nombre très limité d’entreprises socialement et éthiquement responsables1. L’inégalité ne se limite pas à la répartition des revenus, elle se manifeste également par une inégalité d’accès aux services sociaux de base notamment au niveau de la santé et de l’éducation.
Ce modèle a atteint définitivement ses limites et ne peut plus tenir la route : une croissance incapable d’assurer un emploi décent à chaque marocain, incapable d’assurer un niveau de dignité humainement acceptable. Il est grand temps, par conséquent, de changer de paradigme et d’envisager l’avenir du Maroc autrement, en mettant le citoyen au centre du processus productif.
1 Voir les rapports du CESE et de la Cour des Comptes sur le système fiscal.
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Il ne s’agit pas, à nos yeux, d’un simple réaménagement de l’actuel modèle et d’un « lifting » pour un nouveau look, mais plutôt de sa refonte totale en vue de mettre en œuvre un nouveau modèle qui soit en phase avec les exigences du moment et en parfaite symbiose avec les attentes des citoyens. C’est un exercice national auquel nous sommes tous appelés à participer chacun dans son domaine. Car, en la matière, il faut puiser dans notre intelligence collective et notre créativité intrinsèque tant il est vrai qu’il ne saurait y avoir de modèle « prêt à porter » ou de simples recettes de cuisine! L’expérience historique nous a suffisamment enseigné que ce sont les peuples qui ont su compter sur eux-mêmes qui s’en sont le mieux sortis. Ce qui n’exclut nullement que l’on puisse s’inspirer de telle ou telle expérience.
Ce faisant, on doit changer à la fois de paradigme et de méthode. Il faut revenir aux fondements de l’économie politique: placer l’homme au centre de l’acte économique en valorisant le travail et en récompensant l’effort fourni. Ce qui nous ramène tout droit vers la répartition des revenus et de la richesse du pays. L’idée bien répandue selon laquelle il faut produire la richesse d’abord avant de la répartir s’est avérée une simple vue d’esprit car dans la réalité, les choses se passent autrement : une fois la richesse produite, le plus souvent avec le sang et la sueur des travailleurs, elle est vite accaparée par les mêmes en recourant à divers subterfuges. Pourquoi alors ne pas inverser la séquence et songer à répartir ce qui existe ?
Nous pensons, à la lumière du diagnostic réalisé précédemment et sans prétendre à l’exhaustivité, que le nouveau modèle de développement doit viser deux objectifs essentiels : assurer et préserver notre indépendance économique d’une part et améliorer le niveau de vie des populations d’autre part.
II. a- Assurer l’indépendance économique.
Celle-ci passerait nécessairement par le réexamen en profondeur de nos choix antérieurs en matière d‘ouverture sur le marché mondial. Sans plaider pour la « déconnexion » qui nous ramènerait à une forme d’autarcie débridée, rien ne nous
empêche pour autant de passer au scanner les accords de libre-échange que nous avons signés avec différents pays et groupements régionaux, parfois sans avoir fait d’études préalables d’impact.
La même démarche doit être poursuivie vis-à-vis des programmes sectoriels pour redéfinir leurs priorités et leurs objectifs. On doit surtout arrêter d’en faire l’apologie et de présenter des données qui manquent de précision et de rigueur. Seule une instance indépendante serait habilitée à en faire une évaluation objective. Par ailleurs, autre exigence de notre indépendance, le pays doit disposer d’un secteur public fort, géré démocratiquement et capable de tirer vers le haut notre économie en entrainant dans son sillage une partie du secteur privé dans le cadre du PPP. Pas de développement sans une véritable industrie dans laquelle l’Etat jouerait le rôle de locomotive et de facilitateur en veillant à la création d’un tissu technologique national. Cette indépendance passe également par notre indépendance énergétique et notre sécurité alimentaire. A cet égard, il convient de renforcer notre transition énergétique en développant davantage les énergies renouvelables qui sont par définition des énergies propres et d’avenir. De même, le premier objectif assigné à l’agriculture consiste à assurer la sécurité alimentaire du pays. Notre pays doit s’engager totalement dans la prospection des voies ouvertes par l’économie verte en tant que secteur d’avenir. Le même intérêt devrait être accordé à l’économie sociale et solidaire qui recèle un potentiel considérable tant en matière de création de valeur ajoutée que d’emplois.
Enfin, il nous semble impératif de revenir à la planification conformément aux dispositions de la constitution. Un «plan stratégique» avec des objectifs cohérents et des priorisés démocratiquement arrêtées, des moyens appropriés pour atteindre ces objectifs avec la mise en place des instances de suivi et des mécanismes d’évaluation aiderait le pays à surmonter les turbulences et à réduire la marge des incertitudes du futur. Car le plan n’est autre que cette «aventure calculée» et ce «réducteur d’incertitude» pour reprendre les termes d’un grand spécialiste de la planification (Pierre Massé).
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II.2-Améliorer le niveau de vie de la population.
Cet objectif nécessite que l’on mette le citoyen marocain au cœur de ce projet national. A cet égard, la priorité doit être accordée dans un premier temps aux populations démunies des campagnes et des périphéries urbaines pour leur assurer le minimum vital et un revenu qui préserve leur dignité. A terme, il faut mettre en œuvre une politique volontariste de partage et de redistribution du « gâteau national » afin de renforcer les moyens mis à la disposition de l’Etat et les revenus salariaux. Outre une nouvelle politique salariale à mettre en œuvre dans le cadre du dialogue social, le nouveau modèle de développement ne peut faire l’économie d’une véritable réforme fiscale basée sur l’équité et l’efficacité. C’est en mobilisant des ressources additionnelles via la fiscalité que l’Etat serait en mesure de jouer son rôle régalien, d’assurer des services sociaux de qualité dont notamment l’éducation, la santé et la généralisation de la couverture sociale. Le but étant de réaliser dans des délais raisonnables le « socle de la couverture sociale universelle ».
Enfin, il va sans dire que toute politique de développement nécessite un contexte politique favorable et une volonté politique forte avec un réel Etat de droit et l’égalité effective des citoyens devant la loi. Il faut bannir, à jamais, les rapports de clientélisme, les pratiques rentières, les positions monopolistes et les passe droits de toutes sortes. La constitution, qui a bénéficié d’une large adhésion populaire doit être appliquée à la lettre. Toute tergiversation dans sa mise en œuvre ne fera que susciter des interrogations et des frustrations.
En s’orientant dans cette voie, celle du salut national et de la mobilisation des potentialités dont regorge notre pays, la voie démocratique en somme, il n’est pas exclu de voir le « miracle marocain» se réaliser.