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Économie de guerre : le paradoxe russe et la vulnérabilité d’Israël

Hicham SADOK
Professeur à l’Université Mohammed V de Rabat

L’économie de guerre n’est pas un concept théorique en soi, mais plutôt le constat d’une transformation du fonctionnement de l’économie de manière à accompagner les engagements militaires lors d’un conflit majeur. D’un point de vue historique, elle a pu être observée dans toute sa portée, principalement au cours des deux guerres mondiales. Les besoins de l’économie en guerre sont censés être satisfaits prioritairement par prélèvement autoritaire (réquisition, livraisons obligatoires…), puisque l'appareil de guerre ponctionne largement la production, et par conséquent cette dernière chute et le pouvoir d'achat effectif de la population baisse. Les guerres ont un impact important, certes, non seulement en termes de pertes humaines, mais ils ont aussi un coût économique significatif. Une guerre détruit en moyenne 15 % du produit intérieur brut (PIB) des pays impliqués.


Pourtant, sur le front intérieur de la guerre russo-ukrainienne, plus particulièrement pour l’économie russe, les choses semblent aller mieux que jamais. Malgré les sanctions, l’économie de guerre russe connaît une forte croissance : le produit intérieur brut de la Russie a augmenté de 4% sur un an, et plus d'un demi-million de Russes ont rejoint l'industrie de défense depuis 2022 avec une prime fédérale qui a doublé pour ceux qui s’engagent pour combattre, la faisant ainsi passer de 195 000 roubles (17 500 Dhs) à 400 000 roubles (35 900 Dhs). L'économie russe a jusqu'ici beaucoup mieux résisté à la guerre en Ukraine et aux sanctions occidentales que prévu. Une performance qui pourrait, à première vue, faire envie à la plupart des pays.


Il est tentant de mettre cela sur le compte des exportations russes d’hydrocarbures autrefois destinés à l’Europe et aujourd’hui détournés vers d’autres parties du monde. En réalité, cependant, les récentes données de la Russie en matière d’exportations ne sont pas très explicatives de la bonne santé économique russe. Les prix du pétrole sont plus bas qu’il y a quelques années. En 2024, la valeur totale des exportations de la Russie est de 4 % moindre que celle de 2023 et d’un tiers inférieure à celle de 2022.


Depuis plus de deux ans, l'effort de guerre en Russie est devenu incontestablement le principal moteur de l'économie, dont le budget de la défense et de la sécurité dans son ensemble a atteint 8,7% par rapport au PIB, juste avant celui de l’Algérie avec 8.2 %, l’Arabie Saoudite 7.1 %, Israël 5.3% et le Maroc 4% ; par contre ces dépenses militaires ne représentent dans les pays riches de l'OCDE que 2,2 % du PIB en moyenne, et 1,2 % du PIB dans les pays de l'Union européenne.


Cette forte hausse des commandes militaires pour soutenir l'assaut en Ukraine et les importantes primes versées aux soldats et à leurs familles alimentent depuis de nombreux mois une spirale inflationniste. Les prix ont augmenté de 9,1 % sur un an, au-dessus de l'objectif de 4 % de la banque centrale russe. En conséquence, cette dernière a relevé ses taux d'intérêt, qui s'élèvent désormais à 21 %. Difficile pour les entreprises Russes n'appartenant pas au secteur de la défense d'investir dans des projets rapportant plus de 21 % par an. Mais avec des revenus en hausse de 14 % sur un an, le pouvoir d'achat des russes augmente plus rapidement que l’inflation. Contrairement aux citoyens de presque tous les autres pays, les Russes se sentent donc bien dans l'économie de guerre même si le rouble a perdu un tiers de sa valeur face au dollar depuis le début de la guerre. La confiance des consommateurs est bien supérieure à sa moyenne depuis que M. Poutine a pris le pouvoir il y a 24 ans.


Alors, comment explique-t-on ce paradoxe ?


Les données les plus récentes de l’économie russe contrastent fortement avec celles des années 2010. À l’époque, la production et les revenus augmentaient lentement, voire pas du tout. Avant la pandémie de Covid-19 et d’autres sanctions occidentales imposées en 2022, les salaires réels n’étaient pas plus élevés qu’en 2012 ; et avec une politique budgétaire austère, impliquant des augmentations d’impôts et des réductions des dépenses, les difficultés financières des Russes étaient manifestes.


Pour comprendre l’accélération de l’économie russe durant cette guerre, il faut examiner deux aspects de la politique macroéconomique :


Le premier est la politique budgétaire. La Russie a abandonné l’austérité pour redoubler d’efforts dans la guerre. Il est sensible à l’opinion intérieure et reconnaît implicitement qu’il doit acheter le soutien du public à son invasion de l’Ukraine. Cette année, la Russie aura un déficit budgétaire de 2 % du PIB -un taux considérable selon les habitudes macroéconomiques russes- qu’elle finance en grande partie en puisant dans d’énormes réserves financières, accumulées au cours de la deuxième décennie de ce millénaire. En fait, la Russie a épargné hier pour faire la fête d’aujourd’hui !!


Les dépenses publiques totales ont augmenté en moyenne de 15 % en 2022 et 2023, et d’autres sont prévues pour les années 2024 et 2025. Les données publiées par la Banque de Finlande suggèrent que les dépenses ont augmenté d’environ 60 % en 2024, ce qui a stimulé la production d’armes et de munitions et a également mis de l’argent dans les poches des Russes. Les dépenses de la Russie vont au-delà des dépenses liées à la guerre. Ils englobent aussi les allocations sociales et les pensions de retraite qui ont augmenté de près de 10 %. Le gouvernement investit également beaucoup dans les infrastructures, notamment une autoroute reliant Kazan à Iekaterinbourg, deux villes distantes de 730 kilomètres. En fait, le gouvernement russe applique un plan de relance keynésien, y compris pour le financement des vacances des enfants en Crimée, pour stimuler son économie. Mais il ne peut se permettre d’avoir des déficits budgétaires indéfiniment. Résultat, le gouvernement est obligé de puiser dans l'épargne des citoyens du pays, logée dans le fonds souverain.


La partie liquide des actifs de ce fonds a été divisée par deux depuis février 2022 et n'atteint plus que 54 milliards de dollars, soit encore 2,5 % du PIB russe. Au rythme actuel, les réserves de la Russie seront épuisées dans cinq ans environ, si le prix des hydrocarbures ne rebondit pas et si personne ne veut acheter les obligations de l'Etat russe que ce dernier voudrait émettre.


Le deuxième est la politique monétaire atypique de la Russie : pour faire face à une forte inflation, la banque centrale a relevé ses taux d’intérêt de 7,5 % à 18 %. D’autres hausses sont peut-être prévues cette année. Cela a pour effet de renforcer le rouble en attirant des investissements étrangers des pays du « Global South », plus particulièrement de la Chine et l’Inde, ce qui freine la chute du rouble et réduit à son tour le prix des importations et donc l’inflation. Cela encourage également les Russes à épargner, permettant au gouvernement d’avoir un autre levier pour la politique de relance, et réduit ainsi les dépenses de consommation adressées à l’extérieur. Dans une économie normale, des taux plus élevés auraient endetté davantage les ménages et les entreprises, car le coût de leur remboursement de la dette aurait augmenté.


Pourtant, le gouvernement russe a presque entièrement protégé l’économie réelle d’une politique monétaire restrictive en mettant en place une panoplie de programmes déconcertants : le gouvernement a facilité la suspension des remboursements de prêts pour les consommateurs, à condition qu’ils puissent prouver que leurs revenus ont diminué ou qu’ils ont été touchés par une situation d’urgence. Les banques ont offert des mensualités de remboursement de prêts aux soldats en Ukraine. Un programme de prêts hypothécaires permet de fixer les taux de prêt à 8 %, soit moins de la moitié du taux directeur actuel. Un autre programme de prêts hypothécaires industriels a permis de canaliser les prêts aux entreprises à des taux aussi bas que 3 % par an. Les banques sont également contraintes de ne pas augmenter leurs taux, et quand le secteur bancaire perd des revenus en conséquence, l’État intervient pour compenser la différence.


Cette ingérence économique massive de l’Etat russe dans la politique monétaire a des effets facilement observables. Selon les données officielles, au cours de l’année 2024, les ménages ont dépensé 11 % de leur revenu disponible pour le service de la dette, soit à peu près le même montant qu'il y a trois ans, lorsque le taux directeur était considérablement plus bas. Au cours de l'année écoulée, les taux d'intérêt appliqués aux ménages et aux entreprises ont augmenté, mais seulement de moitié par rapport au taux directeur. Les prêts aux entreprises augmentent de plus de 20 % par an, et les prêts garantis à la consommation ont augmenté à peu près aussi vite que les salaires nominaux.


Tirée par un plan de relance keynésien et une politique monétaire singulière, l’économie russe a certes montré une résilience ces deux dernières années, et affiche même une croissance insolente, mais pour combien de temps ? Tout dépend de la durée de la guerre, du comportement du rouble et des réserves de la Russie. Donc, pour l’instant, la fête continue dans une économie en guerre !


Israël est-il économiquement vulnérable ?
Contrairement à la planification économique de la Russie au préalable à son invasion de l’Ukraine, il n’y a, manifestement, pas de stratégie économique pour la guerre en Israël, d’où, peut-être, sa vulnérabilité. Question négligée, mais qui devrait, parmi les autres leviers de rapports de force, être analysée et pensée géopolitiquement pour contribuer à ce que la question palestinienne ne reste endiguée.
Si l'économie israélienne avait connu une forte croissance jusqu'en octobre 2023 (6.9% en 2021 et 4.9% en 2022), elle s'est fortement contractée après le déclenchement de la guerre courante, considérée comme la plus longue et la plus coûteuse de l'histoire tumultueuse d'Israël. Sur l'ensemble de l’année, le PIB par habitant a diminué de 0,1 % et le coût de cette guerre s’élève, selon la Banque mondiale, à 225 milliards de shekels (61 milliards de dollars). La facture pourrait atteindre 93 milliards de $ si la guerre devait se poursuivre jusqu'en 2025. Cela équivaut à environ un sixième du PIB, qui est de 1,99 trillion de shekels (530 milliards de dollars).


Du fait que cette guerre ait duré beaucoup plus longtemps que les précédentes et qu'elle ait touché une grande partie de la population, la Banque d'Israël prévoit qu'au cours de l'année 2024, l'économie baissera de 0.3%. Il s'agit d'une prévision plus défavorable que celle qu'elle avait faite en juillet, lorsqu'elle avait prédit que la croissance économique pour 2024 serait de 0,5 %. Au cours de l'année écoulée, de nombreuses entreprises israéliennes ont manqué de personnel, ce qui a limité leur volume d'activité et les recettes fiscales afférentes. Dans ces circonstances, le gouvernement envisage 37 milliards de shekels (9,9 milliards de $) de coupes budgétaires et d'augmentations d'impôts pour tenter de réduire le déficit budgétaire du gouvernement. Ces mesures envisagées devraient se heurter à la résistance des syndicats et de certains membres de la coalition gouvernementale, ce qui retarde la publication du budget de 2025, censé présenter un ensemble précis d'économies pour compenser l'envolée des dépenses militaires.
Alors, comment Israël a-t-il financé sa guerre ?


Israël peut bien être soutenu par les États-Unis dans sa guerre génocidaire menée contre les Palestiniens, les contrecoups économiques se font sentir. Des 38 pays membres de l’organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), Israël est celui qui a connu le plus grand ralentissement économique, a rapporté l’organisation. L’ancienne directrice de la Banque Centrale d’Israël, Karnit Flug, évoque la « grande incertitude », et cela est lié à la situation des finances publiques face à l’objectif sécuritaire : combien de temps durera la guerre, quelle sera son intensité et s’il y aura une nouvelle escalade.


Pour le financement de cette économie en guerre, la Banque d'Israël a augmenté ses émissions d'obligations. Elle a levé un montant record de 8 milliards de dollars grâce à la vente de ces titres lors d'une émission qui remonte à mars 2024. Les données de la Banque d'Israël montrent que les étrangers sont moins enclins à acheter des obligations du gouvernement israélien. Seulement 8,4 % des obligations sont détenues à l'étranger, contre 14,4 % en septembre 2023. Le résultat est que les taux d'intérêt des obligations d'Israël ont augmenté afin de les rendre plus attrayantes pour les acheteurs étrangers. Il y a eu une augmentation de 1,5 % du coût des emprunts que le gouvernement devra rembourser. En outre, les trois principales agences internationales de notation de crédit - Moody's, Fitch et Standard and Poor's - ont toutes revu à la baisse les notes attribuées à la dette publique israélienne depuis le début du mois d'août 2024. Dans leurs rapports, elles s'inquiétaient davantage de l'absence d'une stratégie budgétaire et fiscale précise pour gérer le budget de 2025.


Qu’en t-il du boycott économique d’Israël ?
L'étau économique international se resserre autour d'Israël, quoiqu’il ne soit pas assez palpable, ni pas assez relayé par les médias. Le dernier signal est le fait du fonds souverain norvégien, le plus doté au monde avec un capital de 1530 milliards de dollars.


Le conseil éthique de cette institution a demandé jeudi à la Banque centrale norvégienne d'examiner les investissements effectués dans les 77 entreprises israéliennes impliquées dans la guerre. De même, l'avis donné en juillet par la Cour Internationale de justice pourrait encourager ce mouvement de boycott. La plus haute instance judiciaire de l'ONU a, en effet, estimé que l'occupation israélienne de la Cisjordanie et de la partie arabe de Jérusalem conquises en 1967 était illégale et qu’Israël devait y mettre fin. Cet avis, quoique non contraignant, concerne non seulement les Etats, mais aussi les entreprises.
Depuis des années, ces campagnes pour frapper l'économie israélienne n'ont eu qu'un effet mineur. Depuis quelques mois toutefois, les pressions exercées sur les sociétés étrangères actives en Israël n'ont cessé de monter en intensité. Des responsables de certaines de ces firmes - McDonald's, Taco Bell, Burger King, Coca-Cola, Starbucks, Estée Lauder- ont admis que la campagne menée contre leur présence en Israël avait eu un impact négatif sur leurs résultats.


Au niveau des Etats, la Turquie a annoncé un embargo commercial total. L’Afrique du Sud pourrait suivre avec quelques pays d’Amérique du Sud, dont la Colombie et le Chili, qui ont interdit l’exportation ou l’importation de tout ce qui a une finalité militaire. Mais si ces pays du Sud et d’autres émergents devaient adopter un embargo plus large de type turc, Israël ne ressentirait guère le contrecoup, car ses échanges avec les pays du Sud ou en croissance, au-delà de leurs finalités dans l’ordre moral, ont des effets économiquement très limités. Les importations en provenance de ces pays peuvent être facilement remplacées : Israël n’achète pas des produits complexes et de la technologie dans les pays du Sud ; ce sont les pays du Sud qui s’approvisionnent auprès de l’industrie israélienne des technologies de défense. Mais Il faut bien reconnaître que les attaques de toute cette constellation d'organisations et de pays sont susceptibles d’inquiéter l’économie israélienne.


Cependant, seules les sanctions économiques européennes peuvent influencer significativement l’attitude d’Israël, surtout que près d’un tiers des importations israéliennes proviennent de l’UE. Certains pays et leaders européens sont assez sensibles à ce levier économique comme Joseph Borrel, le chef de la diplomatie européenne, et Michael Martin, ministre irlandais des Affaires étrangères et partisan des sanctions aux importations militaires d’Israël de l’UE. La Belgique, l’Irlande et l’Espagne le souhaitent aussi, alors que certains pays l’ont déjà fait au niveau national. L’Allemagne, par contre, demeure le deuxième fournisseur d’armes et de munitions d’Israël, après les États-Unis. Entre 2019 et 2023, les États-Unis représentaient plus des deux tiers (69 %) de toutes les armes vendues à Israël, tandis que l'Allemagne était le deuxième plus grand fournisseur avec 30 %. Les autres livraisons européennes d'armes létales et d'équipements militaires ont représenté moins de 1% de l'ensemble des achats, dont 0,9 % pour l'Italie.
L’UE n’est pas le plus grand fournisseur d’Israël en armement pour que ses sanctions militaires soient efficaces. Par contre, l’UE a un poids déterminant dans l’importation des composants technologiques et mécaniques d’Israël, susceptible d’entraver son secteur high-tech qui lui assure la moitié des exportations et 20 % de son PIB. Les entreprises technologiques israéliennes contribuent à hauteur de 36 % aux recettes de l’impôt sur le revenu et de 10 % aux recettes de l’impôt sur les sociétés. Une manne financière importante lorsque le déficit budgétaire devrait atteindre 8 % du PIB en 2024.
Seule et rare consolation pour Israël dans son économie de guerre, son secteur technologique se mue en airbag, mais il demeure suffisamment vulnérable pour lui faire changer de comportement. En revanche, il faut tout de même reconnaitre qu’avec son “avantage qualitatif”, une chose est devenue certaine : il est plus que temps de délaisser les mythes chers, et de reconnaître la « technoscience » pour ce qu’elle est ; une formidable source d’amplification du pouvoir, et c’est à ce niveau que les vraies batailles devraient être menées.

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