Description
Ce numéro que nous proposons à nos lecteurs est consacré à la pauvreté et à l’exclusion au Maroc. Ce travail fait suite à un atelier-discussion qui a été organisé le 22 juin 2017 par notre revue et qui a vu la participation de plusieurs chercheurs. L’importance du débat suscité par cette thématique nous a poussé à le transformer en un numéro spécial en étendant son périmètre pour inclure d’autres contributions. Nous espérons, grâce à cela, apporter une modeste contribution qui pourrait servir à la fois aux chercheurs et aux acteurs politiques.
En sciences sociales, la pauvreté a été, au début du XXe siècle, l’un des thèmes de prédilection de l’école de Chicago. Depuis, le corpus de connaissance sur le sujet s’est grandement étoffé. En 1976, les travaux de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) sur les besoins essentiels (Basic needs) ont inauguré les indicateurs de qualité matérielle de la vie. Dans les années 1980, la Banque mondiale a commencé à produire des données sur la pauvreté monétaire dans les pays en développement selon une approche qui s’inspire essentiellement des principes du consensus de Washington. Le PNUD a ensuite lancé, dans les années 1990, le concept de développement humain autour des idées d’Amartya Sen et prolonge la question du bien-être au-delà du spectre monétaire pour inclure de nouvelles dimensions, notamment l’éducation et la santé. La déclaration du millénaire en 2000 s’est, quant à elle, proposée d’éradiquer la pauvreté comme objectif mondial, préoccupation toujours d’actualité puisque, depuis, la communauté internationale a adopté les objectifs du développement durable, avec en tête la lutte contre la pauvreté.
A la faveur de la réflexion intellectuelle et de la multiplication des initiatives au sein des organisations internationales, la lutte contre la pauvreté devient un objectif prioritaire régulièrement mis à l’ordre du jour dans les agendas. Néanmoins, la mesure de la pauvreté s’avère être un sujet beaucoup plus difficile et controversé.
Qu’est-ce que mesurer les conditions de vie ? Et comment le faire ? Comment définir une vie difficile ? Comment évaluer un nombre de personnes en difficulté? Comment décider d’un seuil au-dessous duquel une personne est considérée en rupture des liens sociaux, dans le sens large du terme, assurant un minimum de protection ? Quels critères prendre en compte pour définir ce seuil ? Quels types d’indicateurs pour opérationnaliser celui-ci ? Sont-ils synthétisables en un seul indice, et cette synthèse donne-t-elle un sens nouveau à l’analyse et peut-elle donc produire un profil différent de 12 pauvreté ? Toutes ces questions prennent plus d’acuité avec l’accélération de changements à tous les niveaux: démographique, social, économique, politique, etc., ainsi que les normes, les principes et les valeurs qui façonnent ou qui résultent de ce changement.
Le débat est vif et continu sur la manière de mesurer la pauvreté, car pour catégoriser, classifier et quantifier, il faut d’abord établir une définition, puis retenir un ou plusieurs critères précis avant de « récolter » des données2. Là où le discours politique peut rester général, la statistique doit trancher. Mesurer la pauvreté est un acte scientifique et technique certes mais avec des conséquences politiques importantes dont la plus évidente est la distribution des ressources matérielles. Mesurer la pauvreté c’est aussi retenir des indicateurs au détriment d’autres et partant rendre intelligible un phénomène complexe. Les méthodes existantes sont nombreuses et les résultats peuvent être très différents. Les sources de ces disparités sont d’ordre technique, mais aussi conceptuel et politique, et intimement liées à l’organisation et au système politique qui produit et diffuse les statistiques.
La diffusion des indicateurs les plus célèbres doit donc être plus considérée comme le résultat d’un rapport de forces que comme la supériorité de techniques de plus en plus solides et justes. Il serait ainsi légitime de se demander en quoi ces quantifications et ces outils renvoient davantage aux courants de pensée dominants qu’à une réelle volonté de faire progresser la connaissance de la pauvreté.
Le choix de consacrer ce numéro à la pauvreté et à l’exclusion au Maroc permet de discuter les fondements théoriques de ces deux notions et d’étudier les différentes mesures adoptées tout en abordant les processus sociaux et les rapports de forces qui engendrent les inégalités.
Il faudrait donc rappeler au tout début de ce numéro que l’existence, dans la nomenclature statistique officielle de ceux qu’on qualifie de « pauvres » n’est pas un état de fait naturel mais fondamentalement social. C’est surtout la violence de l’expropriation et de la dépossession qui produit des individus isolés de leurs communautés et qui se trouvent avec très peu de ressources. Ces phénomènes ne sont pas perceptibles au moment d’une opération de collecte de données comme un recensement ou une enquête car ils sont plutôt le fruit de mécanismes durables et non accessibles à la conscience immédiate3. Notons ainsi que l’élaboration des premières statistiques de la population marocaine lors de l’établissement du protectorat au Maroc s’est effectuée en parallèle avec l’expropriation des terres par le biais de mesures juridiques et techniques qui se présentent comme « rationnelles et modernes ».
Le dénombrement des pauvres et des exclus implique, dans le cas marocain, des politiques publiques qui institutionnalisent l’usage de la charité. Cette dernière peut avoir comme objectif d’atténuer les maux sociaux pour éviter les embrasements pouvant remettre en cause les conditions de production des inégalités. Par exemple, le projet de mise en place d’un dispositif de ciblage des aides suite à la mise en place d’un identifiant social cherche à réduire l’impact des mesures néolibérales de décompensation et de libéralisation qui engendrent plus d’inégalités.
Ce dossier est composé de six articles ; les trois premiers s’intéressent aux aspects théoriques et conceptuels alors que les trois autres portent davantage sur l’analyse empirique du cas marocain. Dans son article « Le concept de la «pauvreté» entre approches individualistes et collectivistes », Hicham Ait Mansour interroge trois principales approches d’analyse et de mesure de la pauvreté : l’approche monétaire néolibérale, l’approche des capacités de l’économiste et philosophe Amartya Sen, et enfin la privation relative en référence aux travaux du sociologue Peter Townsend. Hicham Sadok et Mounir Zouiten explorent, quant à eux, certains paradigmes et indices de mesure de la pauvreté alors que Samira Mizbar, dans le dernier article de cette première série conceptuelle, définit la notion d’exclusion et les conditions de son émergence en France avant de décrire son utilisation au Maroc uniquement de manière qualitative en ce qui concerne les aspects territoriaux.
La deuxième série s’ouvre sur un article intitulé « Pauvreté et prospérité partagée, une lecture critique ». Samira Mizbar y effectue une synthèse de l’information liée à la pauvreté produite par le système statistique national officiel mais analyse tout particulièrement le rapport « Pauvreté et prospérité partagée au Maroc du troisième millénaire, 2001-2014 » qui est une publication conjointe entre la Banque Mondiale et le Haut Commissariat au Plan. Le texte de Mohammed Mahdi « Les campagnes marocaines… ces marges convoitées. » s’intéresse aux causes des inégalités sociales dans le Maroc rural d’aujourd’hui et aux mécanismes sociaux qui favoriseraient leur production et reproduction principalement à travers l’expropriation foncière et l’accaparement des terres. Le dernier article de ce numéro, de Saadeddine Igamane et Amal Bousbaa, porte sur « La précarité de l’emploi chez les jeunes employés des centres d’appel au Maroc ». Les deux auteurs y dressent un portrait sociologique du précariat dans les centres d’appel.
Nous espérons que l’ensemble de ces textes puissent contribuer à l’amélioration de l’arsenal conceptuel existant et à rendre intelligible les phénomènes de pauvreté et d’exclusion au Maroc.
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