Hicham Sadok
Professeur à l’Université Mohammed V de Rabat
Les universités ont connu un essor remarquable ces quatre dernières décennies. Dans l’ensemble, le monde a vu une plus forte augmentation des étudiants dans les 13000 institutions d’enseignement supérieur appartenant à 194 pays. Ces établissements emploient désormais environ 15 millions d’enseignants chercheurs, contre 4 millions en 1980, et qui produisent, selon la base de données Scopus, cinq fois plus d’articles indexés chaque année sans compter ceux qui ne le sont pas. Le budget public consacré à la recherche a augmenté considérablement dans la plupart des pays. Les dépenses intérieures en recherche et développement (R&D) mondiales représentent, en 2020, 1.6 % du PIB mondial, avec des disparités proportionnelles à la richesse : les pays à revenu élevé y consacrent en moyenne 2.74% de leur produit intérieur brut, contre 1.73% pour les pays à revenu intermédiaire supérieur, 0.51% pour les pays à revenu intermédiaire inférieur et 0.23% pour les pays à revenu faible.
La justification de cette expansion rapide des dépenses pour la recherche s’inspire en partie des principes du développement endogène : la recherche universitaire offre non seulement une explication du fonctionnement du monde et permet de pénétrer les mystères de l’univers, elle est également censée produire des avancées intellectuelles et scientifiques qui peuvent être exploitées économiquement par les entreprises, politiquement par les gouvernements et culturellement par les gens ordinaires. En principe, les universités devraient constituer une excellente source d’émancipations individuelles et de croissance de la productivité économique.
Cependant, si la question d’interroger le rôle de l’université dans la divulgation de la science, la culture, l’émancipation personnelle et sa possible ouverture à d’autres manières de penser la vie et le savoir en société est sujet à débat face aux strates successives de réformes subies pour offrir des gages “d’employabilité”, la forte expansion de l’enseignement supérieur dans le monde a coïncidé avec un ralentissement de la productivité économique. Alors que tout au long du 20ème siècle la production horaire dans le monde augmentait de 4 % par an, dans les deux dernières décennies du 21ème siècle, elle n’augmentait que de 1 %. Même avec la vague d’innovation dans le domaine du digital et de l’intelligence artificielle (IA), la croissance de la productivité reste faible, moins de 1 % par an, ce qui est une mauvaise nouvelle pour la croissance économique.
Dans un article rédigé en 2023, Arora et al suggère que la croissance fulgurante des universités et la stagnation de la productivité économique du monde pourraient être les deux faces d’une même médaille : selon ces cinq économistes, l’enseignement supérieur a joué dans le passé un rôle modeste dans l’innovation, et ce sont les entreprises qui avaient une plus grande responsabilité dans la réalisation des percées scientifiques. Aux États-Unis, dans les années 50-70, elles dépensaient quatre fois plus en recherche que les universités. Des entreprises comme AT&T, une entreprise de télécommunications, et General Electric, une entreprise énergétique, étaient aussi savantes que rentables. Dans ces décennies, l’unité de recherche et développement de Du Pont, une entreprise chimique, a publié plus d’articles dans le Journal of the American Chemical Society que le Massachusetts Institute of Technology et Caltech réunis. Une dizaine de personnes appartenant au Bell Labs, qui faisaient autrefois partie d'AT&T, ont percé magistralement dans la recherche et ont produit des publications qui leur ont valu des prix Nobel.
L’âge d’or des laboratoires d’entreprise a ensuite pris fin avec l’explosion de la recherche universitaire à partir des années 90, et a convaincu de nombreuses entreprises qu’ils n’avaient plus besoin de dépenser pour la R&D. Aujourd’hui, seules quelques entreprises, dans les secteurs de la grande technologie et de l’industrie pharmaceutique proposent quelque chose de comparable de ce que faisaient dans le passé AT&T, General Electric et Du Pont. Ce sont d’ailleurs les chercheurs d’entreprise de technologie, plutôt que les universités, qui sont à l’origine du boom actuel de l’innovation en matière de digital et d’IA générative. Selon le rapport Digital Economy Compass 2023, Amazon est le champion incontesté des dépenses en recherche et développement avec un investissement de 73 milliards de dollars, suivi par Alphabet (Google) avec 39.5 milliards $, Meta (Facebook) avec 35.3 milliards $, Apple avec 26.6 milliards $, Huawei avec 23 milliards$ et Microsoft avec 22 milliards$. Dans ces quelques cas, le laboratoire d’entreprise a renaît de ses cendres, et lorsqu'il s'agit de réaliser des gains de productivité, le modèle scientifique des grandes entreprises semble fonctionner mieux que celui des universités : s’appuyant sur une vaste gamme de données, Arora et al (2023) estiment que les avancées scientifiques des institutions universitaires publiques suscitent peu ou pas de réponse de la part des entreprises. Un chercheur dans un laboratoire universitaire peut publier des articles brillants, repoussant les frontières d'une discipline, mais cela n'a souvent pas d’impact sur les propres productions des entreprises et leurs brevets, ce qui implique un faible effet sur la productivité à l’échelle de l’économie.
L’article d’Arora et al fait une conclusion subtile mais dévastatrice pour l’avenir de l’enseignement et la recherche universitaire publique: à mesure que les universités produisent des articles scientifiques, davantage de doctorants et plus de brevets, les entreprises, à part celles disposant de leurs propres services R&D, ne semblent plus avoir plus de facilité à inventer de nouvelles choses. Pourtant, les brevets des universités sont censés créer un effet stimulateur et non compensatoire, incitant les entreprises à produire elles-mêmes plus de brevets et d’innovation. Bien que personne ne sache exactement comment ces effets opposés s’équilibrent, les auteurs soulignent une baisse nette des brevets d’entreprise d’environ 1,5 % par an alors que la recherche universitaire s’affirme quantitativement. En d’autres termes, les ressources consacrées à la science publique rendent probablement les entreprises du monde moins innovantes.
Pourquoi alors les entreprises ont-elles du mal à exploiter les connaissances produites par les universités ?
La plupart des auteurs s’intéressant au système de valorisation de la recherche s’accordent pour dire que son efficacité repose sur la qualité et la densité du réseau de relations entre les différents acteurs du système. Or, la perte de la culture de la recherche au sein du laboratoire d’entreprise est une partie de la réponse : dans le passé, les grandes entreprises abritaient dans leurs centres de recherches un mélange vivant de penseurs et d’acteurs. Le Bell Labs par exemple disposait d’une équipe interdisciplinaire pour résoudre les problèmes théoriques et pratiques associés au développement du transistor. Cette expertise pluridisciplinaire et transversale a désormais largement disparu, à l’exception de ceux véhiculés aujourd’hui par le secteur de la technologie.
Une autre partie de la réponse concerne les universités : libérées des exigences de productivité et de faisabilité qui conditionnement le monde économique, les enseignants chercheurs se font de plus en plus appâtés par l’attrait de la visibilité, les carrières à connotation officielle, assaillis de tâches aussi absorbantes qu'inutiles, et ceux qui se dévouent à une recherche sérieuse se concentrent davantage à satisfaire une curiosité intellectuelle sans être ancrée dans un programme, structurée dans un laboratoire, ni même orientée marché. Or il est sans doute souhaitable que la plus grande partie de la recherche effectuée, surtout dans les pays en développements, soit de la recherche appliquée ou à finalité orientée. La recherche appliquée n'est pas forcément restrictive, et dans les programmes auxquels sont assignés des objectifs pratiques, il y a toujours place à la recherche fondamentale. D’ailleurs, si cette dernière permet globalement de mieux connaître, de mieux expliquer, de mieux comprendre le monde pour augmenter, enrichir et/ou préciser le savoir, elle a prouvé dans le passé qu’elle a aussi permis de découvrir par sérendipité des produits et des technologies révolutionnaires.
Les puristes n'apprécieront sans doute pas l'idée de voir la recherche scientifique orientée marché, mais force de constater que les besoins en ressources sont trop grands pour que l'on puisse financer des programmes ne débouchant pas à long terme sur un meilleur développement, sachant que, globalement, le problème de la recherche dans les pays en développement est avant tout celui de la gouvernance et de l’affectation des ressources, auquel vient s'ajouter le manque de cumul d’apprentissage et d’assimilation intergénérationnelle menant à une formation controversée au métier. Si de telles conditions perdurent, et dans un monde de plus en plus en quête de pragmatisme, un soutien public généreux aux universités peut bientôt apparaître comme un luxe injustifiable !
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