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L’énergie de l’État. Pour une sociologie historique et comparée du politique.
Jean-François Bayart,
Compte rendu élaboré par le Pr. Mohammed MOUAQIT

L’objectif et l’ambition de ce livre consistent à rendre compte d’une profonde transformation du monde en Etats-nations au cours du XIX/XXèmes siècles.

Mais l’enjeu de ce livre est aussi d’ordre théorique et épistémologique. Il s’agit de rendre possible une sociologie historique et comparée du politique qui ne pèche pas par l’occidentalocentrisme, l’évolutionnisme, l’anhistorisme, le culturalisme.

 L’auteur met à l’oeuvre toute son expérience de chercheur politiste non seulement pour synthétiser ses recherches, mais aussi et surtout pour contribuer à opérer une « révolution copernicienne » de l’approche historique et comparative du politique qui puisse penser à la fois l’historicité spécifique des diverses expériences du politique et l’universalité « latérale » qui les rend comparables.

La difficulté de rendre possible une sociologie du politique non occidentalocentrique tient au fait qu’il faut « {…} rendre justice à cette historicité propre en recourant à des problématiques et à des concepts forgés à l’aune des expériences occidentales, et en sachant que toute « écriture de l’histoire » est une « écriture conquérante ».

Il me semble personnellement que l’auteur, par cet ouvrage, contribue fortement à crédibiliser la sociologie historique et comparée du politique en lui évitant les défauts qui lui sont reprochés, et ce parce qu’il réussit à associer deux capacités : celle de ce décentrer de son appartenance occidentale grâce à son investissement africaniste ; celle de faire preuve d’une empathie sans condescendance, à l’égard en particulier du courant postcolonial, faite d’échange et de distance critique.


Rendre compte de ce livre est une tâche difficile, tellement il est touffu d’idées et d’analyses fines et nuancées et tellement il fourmille d’illustrations historiques et comparées. Mais tout compte rendu est inévitablement simplificateur. Pour le besoin du présent compte rendu, je vais structurer la présentation du livre de Mr Bayart par les réponses aux trois questions principales suivantes :


- comment la sociologie peut-elle rendre compte du politique, plus spécifiquement de l’Etat, dans une perspective historique et comparée ?


- comment la sociologie historique et comparée peut-elle rendre compte de l’historicité moderne de l’Etat-nation ?

- comment la sociologie historique et comparée peut-elle rendre compte de l’Etat-nation comme système de domination ?

A l’issue de cette présentation, je me permettrais quelques observations ou questionnements à titre de contribution au débat sur le livre de Mr Bayart.

I- Comment la sociologie peut-elle rendre compte du politique, plus
spécifiquement de l’Etat, dans une perspective historique et comparée ?

Une sociologie historique et comparée du politique n’est possible qu’à partir de choix théoriques et épistémologiques. Les choix de Mr Bayart sont à la fois d’ordre disciplinaire de la sociologie et, accessoirement de l’histoire, et de la conceptualisation ou de la théorisation philosophiques.

La sociologie historique et comparée du politique promue par Mr Bayart se réclame à la fois de l’approche « idéal-typique » et de l’approche généalogique. La démarche « idéal-typique » renvoie, comme l’on sait, au nom de Max Weber et à sa sociologie de la domination. L’Etat est le concept idéal-typique d’une forme de domination « légal-rationnelle ». C’est donc une abstraction qui ne prend de consistance qu’en spécifiant l’hétérogénéité et l’historicité qu’elle conceptualise. Mais c’est aussi une abstraction du fait de son énonciation conflictuelle et incertaine par les acteurs de son processus de formation et de constitution

La démarche généalogique renvoie, quant à elle, aux noms de Marx, mais sans le marxisme qui en dogmatise la pensée, à Nietzsche et à M. Foucault. C’est une généalogie qui ne relève pas d’un temps linéaire et évolutionniste. C’est une généalogie qui se veut deleuzienne, c’est-à-dire qui conceptualise l’Etat comme Etat-rhizome, c’est-à-dire un Etat qui procède dans sa formation et sa constitution du terroir d’où il puise son énergie, et bergsonienne en substituant à la succession des temps la compénétration des durées et la simultanéité des contraires.

D’un point de vue historique, l’Etat légal-rationnel apparaît comme le produit historique de l’Europe moderne issue de la Renaissance et de la Réforme. Cependant, là où la sociologie historique et comparée courante tend à faire passer l’Etat légal-rationnel en Europe comme la marque d’une exceptionnalité ou d’une différence de l’Occident, l’auteur cherche au contraire à le « provincialiser ». Certes, en dehors de l’Europe, l’Etat légal-rationnel est en partie une greffe, une importation. Mais cette greffe engendre une historicité propre de l’Etat dans les contrées non européennes. L’Etat légal-rationnel fait l’objet d’une appropriation par des peuples et sociétés non européens, se forme à partir d’une réalité spécifique qui a sa propre historicité, sa propre composition « rhizomique », sa propre trame d’énonciation.

La sociologie du politique et de l’Etat ne peut se contenter de fonctionner par une comparaison des copies au modèle pour, en définitive, conduire à des analyses en termes d’échec de la greffe, de faiblesse ou de faillite de l’Etat en Afrique ou ailleurs.

L’auteur cherche à promouvoir une sociologie comparative qui montre à la fois comment l’Etat légal-rationnel en Europe partage avec ses sous-modèles en Afrique ou ailleurs des traits ou des tendances sociologiques et met l’accent sur l’historicité propre de chaque configuration étatique.

L’articulation du politique et du religieux d’une part, l’articulation de l’Etat et des structures lignagères d’autre part prêtent l’Etat en Europe et ailleurs à une comparativité de rapprochement avec des Etats non européens :

- l’articulation du politique et du religieux qui sous-tend sa formation et sa constitution en Europe ne fait pas relever son historicité d’une analyse pure de la sécularisation. La sociologie historique montre que l’Etat moderne en Europe a pour matrice de formation l’Etat pontifical et qu’il en est en quelque sorte la mouture institutionnelle sécularisée. L’Etat en Europe s’enracine dans le temps de l’institutionnalisation grégorienne du St-Siège dès le XIème siècle. Mais en même temps, l’Etat autonomise le religieux et le soumet à sa logique.

L’Etat en Afrique ou ailleurs ne déroge pas à cette dialectique du religieux et du politique dans sa formation et dans sa constitution. La prégnance forte de la religion dans la société civile déteint inévitablement sur la formation de l’Etat et la configuration du politique (prophétisme ; confréries). Mais son terroir se prête aussi à l’autonomisation du politique qui sous-tend la « logique » de l’Etat légal-rationnel : « La distinction réciproque du politique et du religieux, en Sénégambie, est une vieille histoire, à deux voix : l’État s’efforce de tenir à l’écart les hommes de Dieu, quitte à tenter de les instrumentaliser pour ses intérêts ; les hommes de Dieu se tiennent à distance de l’État, quitte à essayer d’en extraire le maximum de ressources ».

- le rapport de l’Etat aux structures lignagères est une autre base de comparativité du politique qui permet de relativiser l’appropriation du concept d’ « Etat familial » à la sociologie politique africaine ou autre. Cette notion, forgée par l’historienne Julia Adams, permet de rendre compte tout autant de l’historicité de l’Etat en l’Europe que des historicités politiques en Afrique ou ailleurs.

Les trajectoires des Provinces-unies, de l’Angleterre et de la France aux XVIe et XVIIèmes siècles illustrent également une sociologie de l’ « Etat familial » . La formation de l’Etat aux Pays-Bas par exemple s’est confondue avec la domination d’une oligarchie de quelques grandes familles marchandes bénéficiaire d’un système de cooptation, de népotisme et de chevauchement des positions de pouvoir et des positions d’accumulation. Il en de même en France, « Dans le sillage de la Révolution française, le Premier Empire sera à son tour un empire familial, tout en portant la cause rationnel-légale. Napoléon gouvernera et civilisera l’Europe par frères interposés, et par le truchement d’alliances matrimoniales avec les grandes familles du continent que consacrera son propre mariage avec l’archiduchesse Marie-Louise, en avril 1810 ».

En Afrique, « l’État postcolonial {…} est un État familial, non pas (ou pas seulement) parce que ses présidents pratiquent le népotisme, garantissent à leur épouse, à leur « deuxième bureau » ou à leur progéniture de grandes opportunités économiques, voire cherchent à se perpétuer sur un mode dynastique ; mais plus fondamentalement parce qu’il est un État-rhizome que régulent les instances lignagères jusque dans l’invisible ». Ainsi, le concept d’ « Etat familial » est un « idéal-type » qui permet de décrypter des configurations « qui, par ailleurs, n’ont rien à voir entre elles, et auxquelles il ne confère donc pas une cohérence d’ensemble ».

Le concept d’ « Etat familial » se confond pratiquement avec celui d’ « Etat-rhizome » et inversement : « {…} l’ « Etat-rhizome » est largement synonyme de l’ « Etat familial », même si toutes ses « tiges souterraines » ne sont pas lignagères ». Ce concept exprime l’inhérence » de l’Etat à la société et permet une approche du politique « par le bas ».

II- comment la sociologie historique et comparée peut-elle rendre compte de l’historicité moderne de l’Etat-nation ?

La sociologie historique et comparée du politique promue par l’auteur dans son ouvrage accorde à la temporalité du XIX/XXème siècles, une place centrale. Cette temporalité se caractérise par la triangulation entre l’intégration capitaliste du monde, la formation d’un système régional d’États-nations et le triomphe de l’identitarisme politique, que l’auteur formule en « théorie du camembert ». De cette triangulation, l’Etat puise son énergie et son mouvement.

La configuration triangulaire du monde dont l’Etat-nation se fait le moteur donne à cette temporalité sa modernité dramatique. Contrairement à une sociologie politique qui tend à magnifier l’Etat-nation et la modernité politique qu’il instaure, la sociologie historique et comparée de Mr Bayart est désenchantée et désenchantante : le bilan humain de la reconfiguration politique en Etats-nations est exorbitant.

L’Etat-nation se constitue comme type de domination à partir d’une configuration impériale du monde à laquelle il finit par s’y substituer en s’universalisant. Composite ethniquement, culturellement, linguistiquement, religieusement, l’empire exerce une domination en composant avec son hétérogénéité et son pluralisme. Il fonctionne par une domination indirecte, et gouverne par l’intermédiation d’élites aristocratiques, agraires ou marchandes locales.

C’est à partir de la configuration impériale du monde que l’Etat prend forme. Il marque une innovation décisive dans le passage à la temporalité moderne. Mais c’est la forme de l’Etat-nation et le passage d’un monde d’empires à un monde d’Etats-nations qui fait la temporalité politique moderne. La Première Guerre mondiale a été le moment charnière de ce basculement, qui a vu le démantèlement des grands empires classiques, tels que l’Empire ottoman, l’Empire austro-hongrois ou l’Empire russe. La décolonisation a été un autre moment de cette « grande transformation »., laquelle se prolonge jusqu’à la fin du siècle dernier, avec la dislocation de l’Union soviétique en 1989-1999 et de la Yougoslavie et continue de produire ses effets jusqu’à aujourd’hui (l’Ukraine).

Du fait qu’il prend forme à partir d’une configuration impériale, l’Etat puis l’Etat-nation se constitue sur fond des particularismes et des dynamiques centrifuges qu’il abrite. Centralisateur et unificateur, l’Etat constitue son unité par l’artifice de la correspondance entre une limite territoriale et une identité nationale, inévitablement broyeuse des particularismes. L’universalisation de l’Etat-nation fait converger l’ensemble des aires géographiques et culturelles dans une même histoire de la violence étatique.

Une des conséquences de la triangulation qu’opère la temporalité du XIXe/XXe siècles est la substitution de l’unitarisme de l’Etat-nation au pluralisme qui caractérise la domination impériale. Cependant, si la domination stato-nationale se substitue à la domination impériale, elle ne rend pas caduque la forme impériale. L’Etat-nation peut parfois s’avérer en fait être un Etat-nations : « L’Espagne est un État-nations plutôt que -nation, et uni le Royaume-Uni ne l’est pas tant que cela, britannique en même temps qu’anglais, écossais, gallois et irlandais. L’Allemagne est une fédération nationale, la Russie une fédération plurinationale. La Turquie est un État ô combien nation par négationnisme, la France par amnésie, l’Italie par sublimation distordue, la Norvège à titre tardif, le Japon et le Maroc de type impérial ».

La triangulation qui marque la temporalité du XIXe/XXe siècles conduit la domination stato-nationale à donner forme, avec la colonisation, à une forme d’Etat-nation(s)-empire. Les Etats-nations hollandais, britannique, français, belge et autres ont constitué des empires.

C’est à partir de la réalité coloniale constituée par ces Etat-nation(s) occidentaux que l’Etat-nation se forme et se constitue en Afrique ou ailleurs. La sociologie historique et comparée rend compte de cette réalité doublement :

- d’une part, elle fait de l’Etat-nation africain une greffe, mais aussi un rhizome qui se forme sur la base de sa propre hétérogénéité et d’où il tire son historicité. Issus des territoires coloniaux qui se sont transformés en États-nations, les Etats africains postcoloniaux se forment aussi sur la base de particularismes locaux et ethniques attestés bien avant la colonisation. L’identitarisme national est importé par la colonisation. Mais en même temps, cet identitarisme national mobilise un imaginaire autochtone.

Parfois, l’Etat-nation se profile en Afrique antérieurement à la colonisation à partir d’une matrice historique impériale. Ainsi, Hibou et Mohamed Tozy ont selon l’auteur « {…} établi que l’idée nationale était « incontestablement présente dans l’empire chérifien », qu’il existait bien une « conception impériale de la nation » très antérieure au protectorat français et à la confrontation avec les Européens, et que la domination stato-nationale s’était assemblée aux logiques impériales plutôt qu’elle ne s’était substituée à celles-ci ».

- d’autre part, elle rend également l’Etat occidental, par la notion de « réverbération », dépendant de ses interactions avec les pays colonisés : « {…} le colonialisme n’a pas été seulement une domination européenne exercée sur des indigènes ultramarins, mais aussi, simultanément, un « colonialisme interne », pour reprendre le terme de Michel Foucault : une domination que l’Europe a mise en oeuvre contre une part d’elle-même {…} ».

Le passage d’un monde d’empires à un monde d’Etats-nation est concomitant à l’expansion du capitalisme. Le capitalisme nourrit son expansion par la marchandisation des produits des terroirs, des cultures et la transformation en valeur marchande du patrimoine et de l’authenticité. Mais il se fait aussi destructeur : « {…} le capitalisme est bien le premier iconoclaste, à l’échelle globale. Il impose un style architectural statonational, tout en promouvant son canon mondial, fait de verre, d’acier et de béton, et en détruisant une part appréciable du patrimoine ». La triangulation dont il constitue un des sommets assure à l’Etat les moyens de renforcement de sa domination. Ainsi, la libéralisation du secteur des télécommunications au Maroc a renforcé les prérogatives et abondé les caisses du Makhzen « au nez et à la barbe du gouvernement, du Parlement et des institutions financières internationales ».

La triangulation favorise aussi une imbrication du public et du privé, sous la forme notamment du phénomène de la corruption en Afrique. Mais ce phénomène n’est qu’une illustration du brouillage du privé et du public qui a accompagné la formation de l’Etat en Europe et a continué à l’Age néolibéral. Le brouillage du public-privé témoigne du chevauchement des positions de pouvoir et des positions d’accumulation du capital qui a accompagné la formation de l’Etat en Europe et sa greffe ailleurs.

Du fait de cette triangulation, l’Etat-nation s’analyse sous l’aspect de la distorsion. Mr Bayart en fait un concept en parlant d’Etat de distorsion. La distorsion est l’effet de « La reproduction, par le haut et par le bas, du cadre territorial hérité de la colonisation {…}, {elle} est le symptôme d’un processus d’appropriation beaucoup plus vaste des institutions, des idéologies, du savoir et de l’épistémè, de la culture matérielle, de l’imaginaire de l’État rationnel-légal issu du Moyen Âge et du Premier Âge moderne de l’Europe ». Le Maroc par exemple illustre dans son historicité politique spécifique la distorsion de l’Etat par la combinaison des registres statonational et impérial. Mais ce concept permet aussi de rendre compte d’Etats non africains. Le Japon, moderne sans être occidental, l’Allemagne réunifiée sont pour l’auteur des exemples de distorsion.

III- comment la sociologie historique et comparée peut-elle rendre compte de l’Etat comme système de domination ?

Le type de domination constitué par l’Etat moderne est qualifié par Max Weber de « légal-rationnel » ou « rationnel-légal ». Cette expression est plutôt trompeuse. La légalité et la rationalité qui spécifient la domination stato-nationale ne renvoient pas à une sociologie de l’innovation politique comme progrès. La sociologie historique et comparée du politique promue par Mr Bayart est plutôt désenchantante. Elle ne verse pas cependant dans le noircissement du tableau. C’est une sociologie qui rend compte à la fois de la domination et de la résistance à la domination qui fait la dynamique du politique.

La sociologie du passage de l’empire à l’Etat-nation a montré combien l’historicité politique moderne est dramatique du fait de la violence qui accompagne cette transformation. La sociologie politique de cette violence montre que cette dernière est la conséquence de la combinatoire formée par la « Nation » et « l’ Etat ». La « Nation » est le foyer des identitarsismes ethniques et nationalistes. En se mettant au service de la « Nation », l’Etat se fait l’instrument de la violence ethnique et particulariste.

Mais l’Etat est un type de domination qui porte sa propre violence. Certes, la monopolisation de la violence qui fonde l’Etat en spatialise, et donc en restreint, la portée. Mais la « légal-rationalisation » étatique rend la domination plus « totalitaire » : « {…} l’État-nation et rationnel-légal, sous ses apparences doucereuses, constitue une « carapace », un « habitacle » (Gehaüse) – dans les mots de Max Weber – autrement plus dense et contraignant que celui de ses prédécesseurs ».

Pour Mr Bayart, le monopole par l’Etat de la violence se double d’un autre monopole, premier dans la formation de l’Etat, celui de l’énonciation : « Le propre de l’État est le monopole de l’abstraction légitime à laquelle il prétend et qui fonde, dans un second temps, son monopole de la violence légitime sur les gens et sur un territoire donné, gens et territoire qu’il désigne. Son pouvoir premier est celui de dénommer (et de normer), dont procèdent sa coercition, et aussi, donc, l’accumulation primitive de capital au sens marxien du concept ». L’Etat-nation se forme et se constitue à partir d’une trame d’énonciations de ce qu’est l’Etat et de ce qu’est la Nation. L’enjeu a accompagné l’histoire de l’Etat en Europe, mais il se fait sentir plus vivement dans les processus contemporains de formation et de constitution des Etats en Afrique et ailleurs.

La domination étatique est également indissociable de la structuration inégalitaire de la société. Cette structuration répercute les inégalités et les disparités de la société, mais elle est aussi le produit propre de l’Etat, qui est un producteur d’inégalités : « {…}, l’État-nation est d’abord une machine à produire de l’inégalité civique, généralement sur la base d’une construction politique de l’appartenance ethno-religieuse et, par extension mécanique, ethnoculturelle, notamment d’ordre linguistique ».

La domination étatique repose sur la formation d’une classe dominante. Cette dernière se constitue soit à la faveur « de la modernisation conservatrice qui voit une classe dominante tout changer pour que « tout reste tel que c’est » sous la pression de l’instauration d’un Etat-nation et de la transformation capitaliste concomitante de la société », soit à la suite « d’une révolution sociale qui voit une nouvelle classe dominante se substituer à l’ancienne de manière plus ou moins radicale », soit par « un processus moléculaire d’assimilation réciproque de différents segments d’élites sociales, anciennes ou neuves ». La classe dominante assure en sa faveur le chevauchement entre la détention du pouvoir politique et la détention des postes d’accumulation du capital et de la richesse.

Dans les situations de passage de l’empire à l’Etat-nation ou de passage de la colonisation à la décolonisation, les élites de l’Etat-nation qui composent la classe dominante sont constituées de parties des élites impériales ou coloniales ou des élites formées dans le giron de l’empire ou de la puissance coloniale. Ces élites se font les vecteurs de la domination statonationale, avec ses effets d’hégémonie : « {…} les élites nationalistes africaines ou asiatiques ont massivement repris le vocabulaire politique du colonisateur pour en rejeter le bain tout en en gardant le bébé : l’État-nation. Contrairement à ce qu’affirment plusieurs théories du nationalisme, celui-ci n’est donc pas le fruit d’une communauté linguistique nationale. C’est lui qui crée et impose une langue qualifiée de nationale ».

A travers les élites de la classe dominante, l’Etat opère une stylisation vestimentaire, musicale, technique, etc., de la domination : « {…} l’unification culturelle, pour ne pas dire l’uniformisation, {…}, va de pair avec la constitution d’une classe dominante dans son rapport complexe aux autres catégories sociales plus ou moins subalternes ». La sociologie du politique rend compte de cette domination dans le sillage de Foucault, de sa « microphysique du pouvoir » et de sa notion de « codage instrumental du corps ».

Mais la sociologie du politique est aussi une sociologie de la subjectivation, c’est-à-dire de la constitution d’un sujet moral, en contrepoids de l’assujettissement à l’Etat que connote l’autre sens du mot « sujet ». La subjectivation s’opère dans les consciences individuelles et collectives. Dans la mesure où l’Etat se veut un monopole de l’énonciation de l’abstraction étatique, la subjectivation se manifeste dans le conflit des énonciations. Elle se construit à l’interface entre l’Etat et la société civile : « {…} l’« événement » (ou l’« individu historique ») de l’État n’est pas distinct de la conscience historique qu’en ont ses acteurs. Conscience dispersée et conflictuelle le plus souvent, mais qui nous renvoie à une question philosophique : celle de la subjectivation, en l’occurrence politique, c’est-à-dire de la constitution d’un sujet moral, ici politique ».

C’est à ce niveau que le comparatisme promu par Mr Bayart se fait plus inclusif à l’égard de l’Afrique en particulier. D’abord, en reconnaissant à l’Afrique la réalité d’une société civile antérieure à la colonisation et à l’institutionnalisation de l’Etat —que l’Etat-nation et la mondialisation tendent aujourd’hui à bureaucratiser et à réduire à ses manifestations associatives modernes. Ensuite, en reconnaissant à la société civile une capacité de résistance à l’Etat. La société africaine n’est pas seulement à penser comme le terreau ou rhizome d’où l’Etat tire son énergie ou comme le prolongement de la domination étatique, mais également comme une instance autonome qui fait preuve aussi d’une capacité à résister à l’Etat et à le façonner dans une certaine mesure par cette résistance.

IV- Quelques observations :

Le politique est fait d’un temps qui tisse et fait compénétrer entre elles plusieurs durées. Le sociologue qui en rend compte le fait en tissant et en faisant compénétrer entre eux des concepts et des idées, et puisqu’il en est ainsi, son tissage est évidemment matière à discussion.

En ce qui me concerne, je me sens en phase avec le comparatisme sociologique promu par l’auteur, parce que, procédant d’une posture et d’une perspective excentrées, l’auteur parvient à crédibiliser la sociologie politique dans sa dimension historique et comparative.

Les remarques, peu nombreuses, suscitées en moi par la lecture de son ouvrage sont les suivantes :

- la sociologie historique et comparée du politique est en définitive plus comparatiste qu’historique ; imprégné de bergsonisme, l’auteur construit son comparatisme sur la compénétration des durées et la simultanéité des contraires et relativise ou révise les périodisations des historiens : « Tout au plus, écrit-il, la chrononymie – la science de la périodisation historique – peut-elle nous aider à construire des idéaltypes utiles à la sociologie historique et comparée du politique {…} » ; mais en fait, le comparatisme sociologique finit par relativiser fortement la perspective de l’historien : « La sociologie historique et comparée du politique ne peut pas non plus s’enfermer dans les périodes douillettes par lesquelles nous découpons l’Histoire et nous rassurons sur nous-mêmes ; ni dans les temps religieux, par exemple de l’ère chrétienne ou de l’Hégire, qui sont autant de dénis de l’historicité des autres sociétés et de prétentions à une fausse universalité ».

- le nom d’Hannah Arendt n’apparaît à aucun moment dans l’ouvrage de Mr Bayart ; pourtant, la pensée d’Hannah Arendt rend compte elle aussi substantiellement des Etats-nations-empire, de leur domination impériale et des effets de réverbération de celle-ci sur leur domination stato-nationale ; il y a là une absence qu’il me semble pertinent de relever ;

- le comparatisme fonctionne par des généralisations ; cela signifie que ce qui ne cadre pas avec cette généralisation n’invalide pas pour autant la comparaison ; dire par exemple que Al-Andalus avait imposé au juif Maïmonide de se convertir à l’islam est pertinent pour rappeler que : « Il n’est pas question de s’en faire une idée angélique ni de nourrir une quelconque nostalgie à l’égard de leur « tolérance », de leur « multiculturalisme », de leur « pluralisme religieux », de leur « civilisation » ; mais ce rappel invalide-t-il pour autant la généralisation qui accorde au monde musulman et à Al-Andalus une pratique de tolérance plus significative ? L’orientaliste américain juif, B. Lewis, sur la base d’une distinction qu’il établit entre la tolérance comme absence de persécution et la tolérance comme absence de discrimination, avait conclu de son comparatisme entre l’Europe et le monde musulman à une plus grande tolérance de ce dernier. Ils sont plusieurs dans le monde académique à partager cette évaluation.

MOUAQIT Mohammed

Université Hassan II Aïn Chok Casablanca