Pr. Rachid HAMIMAZ
Notre société marocaine ressemble aujourd’hui à un bateau ballotté par les vagues d’une mer déchaînée : celle de la modernité. Pour naviguer à travers cette tempête, il est impératif que les cordages et la coque du navire soient solides. Parmi les fléaux surgis des profondeurs de cette mer, la cupidité se distingue. Elle frappe de plein fouet notre société, n’épargnant ni le monde rural ni urbain.
Les causes
Les inégalités économiques croissantes, ainsi qu’une culture qui valorise excessivement la consommation et la possession de biens matériels, ont nourri et amplifié ce vice, incitant chacun à désirer toujours davantage.
Le feu de la cupidité est alimenté par des médias qui, à travers la publicité, ou des films tape-à-l’œil et superficiels promeuvent des modes de vie axés sur la richesse et le luxe, créant un désir d’imiter ces modèles. Ce feu est également attisé par un système éducatif qui valorise davantage la réussite, mesurée par le succès financier ("Plus tu as, plus tu vaux aux yeux des autres.”dit l’adage populaire) au détriment du développement personnel et social. La religion, autrefois pilier de valeurs morales et d’altruisme, peine désormais à insuffler ces idéaux de solidarité et de partage car elle est lue aussi avec les yeux de la cupidité. Il faut attendre des secousses sociales, comme le séisme du Haut Atlas, pour réveiller temporairement ces formes légendaires de générosité et de solidarité marocaines. Mais une fois l’émotion retombée, la société reprend sa course effrénée.
Les effets sociaux
Les effets de cette bourrasque de cupidité sur la société sont désastreux : la concentration accrue des richesses creuse un fossé toujours plus large entre riches et pauvres, nourrissant la méfiance et affaiblissant les liens communautaires. Les familles, qu’elles soient citadines ou rurales (on pensait à tort que le monde rural allait être épargné), sont déchirées par des crises sans précédent, où des membres se dressent les uns contre les autres, rompant les liens fraternels par cupidité. Les disputes autour des héritages fracturent les relations familiales, plongeant certains dans un silence amer, coupant tout contact avec leurs proches.
Ces tensions sociales peuvent être appréciées à travers l’évolution des affaires judiciaires touchant aux héritages, aux litiges fonciers, aux conflits familiaux et aux divorces. Ces indicateurs offrent un aperçu des fractures sociales engendrées par l’essor de la cupidité au sein de la société marocaine. Une première analyse des tendances générales met en évidence une hausse importante des tensions sociales, illustrée par l’augmentation constante des litiges liés aux successions, aux terres, ainsi qu’aux relations familiales, notamment les divorces. Ce sujet représente une thématique de recherche particulièrement stimulante pour de jeunes chercheurs en sciences sociales, désireux d’explorer ces traumatismes sociaux et d’en suivre l’évolution.
La corruption et les pratiques illégales qui gangrènent la société trouvent leur élan dans cette quête insatiable de richesse et de satisfaction de besoins superflus, toujours plus nombreux. Face à la pression sociale, les ménages à faibles revenus doivent redoubler d’ingéniosité illicite pour apaiser une conjointe désireuse de ce que possède le voisin, ou satisfaire un enfant insatiable face aux prix exorbitants du dernier smartphone.
Mais les conséquences de cette cupidité ne s’arrêtent pas là. L’exploitation excessive des ressources, motivée par des gains financiers à court terme, provoque des dommages environnementaux majeurs. La fixation sur la richesse matérielle entraîne la négligence d’autres dimensions essentielles du bien-être, telles que la santé, les relations sociales, et l’épanouissement personnel. La normalisation de la cupidité érode les normes morales, favorisant l’égoïsme et l’indifférence. La cupidité, prise dans un cercle vicieux, se nourrit de l’érosion des valeurs tout en les affaiblissant encore davantage.
Le stress, l’anxiété, et d’autres troubles psychologiques se développent sous la pression constante d’accumuler des richesses. Il serait pertinent d’examiner dans quelle mesure l’augmentation continue de la consommation d’antidépresseurs pourrait être liée à l’incapacité de répondre aux attentes matérielles grandissantes de l’entourage. En effet, face à une pression sociale exacerbée par la quête de gains matériels et la comparaison constante, de nombreuses personnes se retrouvent dans une situation où elles ne parviennent plus à satisfaire ces besoins perçus comme essentiels à leur statut et à leur reconnaissance sociale. Cette frustration et ce sentiment d’échec peuvent contribuer à un mal-être psychologique, entraînant une dépendance croissante aux antidépresseurs pour faire face à cette détresse émotionnelle. Une telle dynamique mériterait une analyse approfondie dans le cadre de recherches sur les liens entre santé mentale, pression sociale et évolution des valeurs matérielles.
En fin de compte, cette obsession pour les gains immédiats fait obstacle aux efforts visant à établir un développement économique et social équilibré sur le long terme.
Un avenir problématique non pensé et non préparé
Nous évoquions au début que, pour traverser la tempête de la modernité et ses effets, il est essentiel que les cordages et la coque du navire soient robustes. Certains pays en Asie, notamment, ont su s’y préparer et ont renforcé leur navire, à travers des réformes éducatives (voir l’école en Corée du Sud, au Japon, en Chine) , législatives et culturelles soigneusement pensées, visant à instaurer une société plus juste et équilibrée. Cependant, dans notre société, la myopie de nos institutions, focalisées sur la gestion immédiate des urgences, laisse peu de place à l’anticipation des incertitudes à venir. Pour elles, demain est un autre jour, sans préparation adéquate pour faire face aux défis futurs.
L’expansion sans précédent de la cupidité dans la société marocaine, sous l’influence d’une modernité mondialisée mal "digérée", a provoqué des bouleversements profonds. Ces changements se manifestent notamment par des comportements de plus en plus centrés sur l’individualisme et la quête de gains matériels. Dans ce contexte, où les institutions religieuses peinent à endiguer cette tendance et où l’État est absent ou inefficace dans sa régulation, quel avenir peut-on envisager ?
• Exacerbation des inégalités économiques : Les riches pourraient s’enrichir davantage, tandis que les plus pauvres s’enfonceraient encore plus dans la précarité. Cela ne manquerait pas d’alimenter le ressentiment et d’attiser des tensions sociales, qui, comme souvent, passent par une phase de maturation/ébullition avant de mener à une potentielle explosion.
• Fragmentation sociale : La montée de l’individualisme continuera à affaiblir les liens communautaires, menaçant la cohésion nationale et accentuant les divisions sociales.
• Transformations culturelles profondes : La jeunesse marocaine, notamment, pourrait continuer à adopter des valeurs et des modes de vie influencés par la mondialisation, valorisant la réussite rapide et sans effort au détriment des valeurs traditionnelles. Le fossé générationnel et culturel se creuserait, aggravant les conflits intergénérationnels et renforçant l’assistanat des jeunes par les aînés. Certains secteurs dynamiques, dominés par les enfants des élites formés à l’étranger, fonctionneraient comme des enclaves prospères dans un contexte globalement précarisé. Mais jusqu’à quand ?
• Impact sur l’économie : L’économie nationale pourrait pâtir de pratiques non éthiques, de la corruption et d’une mauvaise gestion des ressources, freinant ainsi le développement durable et la compétitivité du Maroc à l’échelle internationale.
Si ces tendances persistent, le Maroc pourrait voir ses transformations sociales s’accentuer et prendre une direction particulièrement inquiétante. L’absence de collaboration active entre l’État, la société civile, les institutions religieuses et les citoyens compromettrait la construction d’un avenir plus équitable et durable.