Préface par Mohammed CHIGUER
Ancien directeur des études et du contrôle de gestion à la CDG ;
Enseignant universitaire ; président du CERAB
Le professeur Abdelkader Berrada (Ssi Abdelkader pour les intimes)
dont la célébrité est associée à l’estime et la renommée à la considération,
est un observateur hors pair de l’économie marocaine et un fin connaisseur
des politiques économiques qui se sont succédé depuis l’indépendance.
Ses écrits qui s’étalent sur plus de quarante ans, font référence, notamment
dans des domaines aussi importants que ceux relevant des finances
publiques et du secteur bancaire.
Sa rigueur, la profondeur de son analyse, son honnêteté intellectuelle,
son style et son audace de s’attaquer à « des questions qui fâchent », ne
laissent pas indifférents. Il suffit de lire l’intitulé de son présent ouvrage pour
s’en rendre compte : Système bancaire et concentration-centralisation des
crédits sur un seul bénéficiaire ou groupe de bénéficiaires : le cas marocain (1998-
2022). C’est un titre qui peut choquer puisque la banque a pour vocation le
financement de l’économie en général, sans discrimination. C’est, en fait,
sa raison d’être. Or, le phénomène de la concentration-centralisation des
crédits, profitant principalement à des entreprises de grande taille et aux
conglomérats, est à l’origine du vide de financement, privant l’économie
d’un manque à gagner en termes de richesse et de dynamique à même
de la propulser dans le troisième millénaire. De ce fait, le gap entre le
financement effectif couvert par la banque et le financement potentiel de
l’économie marocaine, dont le tissu est constitué pour plus de 90% par de
Très Petites et Petites Entreprises (TPPE), est énorme. Ce gap traduit, on ne
peut plus clairement, l’état de sous-développement de cette économie et
l’ampleur de la fracture au sein du Capital entre grand et petit capital.
L’étendue du vide de financement s’expliquerait, selon A. Jouahri,
Gouverneur de BAM, par le fait que la banque finance la personne plutôt
que le projet, d’où l’idée, lancée lors d’un symposium organisé par un
think tank privé, « de pousser vers un changement de culture pour que la
banque finance plutôt le projet que la personne ». La culture, ici, ne doit
pas se réduire à la culture de l’entreprise, mais elle doit porter sur la société
dans son ensemble dans la mesure où la personnalisation du crédit, comme
pour toute autre activité, est une pratique sociétale malsaine faisant place
au favoritisme, au clientélisme et d’une manière générale, à la politique de
deux poids deux mesures. Les projets portés par les personnes proches de la banque sont traités avec laxisme alors que les projets qui ne relèvent pas
de son cercle et dont la faisabilité est établie, ne peuvent accéder au crédit
que s’ils remplissent des conditions qui ne sont pas toujours à leur portée
(des garanties et des sûretés) rendant ainsi, leur financement quasiment
impossible. D’ailleurs, l’étendu du vide de financement aurait pu prendre
une dimension beaucoup plus inquiétante si les TPPE étaient dans une
posture de croissance et d’expansion. En fait, en l’absence d’un climat
d’affaires propice, ces dernières sont préoccupées beaucoup plus par leur
survie que par leur développement. Elles sont généralement perçues en
tant que source de revenu plutôt que source de profit.
Bref, la concentration excessive des crédits, comme le souligne à juste
titre Ssi Abdelkader, « sert à tout sauf à mettre l’économie sur les rails d’une
croissance soutenue, partagée et durable ». Et d’ajouter : « tout porte à
croire que la politique de crédit fortement discriminatoire (…) tend à
étouffer la croissance économique » et à hypothéquer le développement
du pays. « Lever ce goulot d’étranglement structurel s’impose donc comme
une nécessité impérieuse ». La banque au Maroc a perdu de vue qu’elle a
une mission, celle d’intermédiation et qu’elle a un rôle, celui de financer
l’économie. A ce titre, la banque a vocation de service public qui justifie son
existence et lui donne un sens. Et c’est à l’État et à la Banque centrale de
garantir la pérennité de ce service et d’éviter à la banque de se réduire à une
caisse d’un bénéficiaire ou groupe de bénéficiaires. Autrement dit, la banque
doit être la solution et non le problème comme elle l’est actuellement.
Le processus de concentration-centralisation des crédits bancaires est
un phénomène structurel que la déréglementation opérée dans les années
1990, par la reconversion des anciens Organismes Financiers Spécialisés
(autres que la BNDE (liquidée) et la CDG-) en banques universelles, n’a fait
que renforcer. Aux deux principaux facteurs explicatifs de ce phénomène
durable évoqués par Ssi Abdelkader, à savoir l’effet conjugué d’« une
politique de restructuration/renforcement des grands groupes bancaires
privés et l’instrumentalisation de Bank Al Maghrib (BAM) savamment
orchestrée par l’ État », il convient d’ajouter un autre facteur et non des
moindres, en l’occurrence la nature de l’économie marocaine. C’est une
économie qu’il faut mettre au pluriel eu égard à son caractère composite.
L’économie non observable, représentant 40% du PIB, est constituée
notamment de l’informel, de l’économie solidaire et sociale, de l’économie
de survie et souterraine. Paradoxalement, ces économies irriguent la banque
en dépôts, mais ne peuvent accéder au crédit, renforçant ainsi, davantage
le vide de financement et, par ricochet, le phénomène de concentrationcentralisation des crédits. L’aspect composite de l’économie marocaine fait que les rapports
sociaux en général, et les rapports de production en particulier, sont
fortement imprégnés par les rapports qui prévalaient dans la société
traditionnelle. L’esprit qui a prévalu à l’époque entre Lamaalam (maître) et
Lamtaalam (l’apprenti), Cheikh et el mouride, continue à planer, dans une
large mesure, sur les rapports sociaux. La greffe capitaliste n’a réussi que
partiellement. Le capitalisme émerge certes, mais ne domine pas. De ce
fait, prendre l’économie marocaine pour une économie de marché revient
à prendre les vessies pour des lanternes. Le secteur bancaire, à l’instar
d’autres secteurs aussi importants que ceux des télécommunications et
des hydrocarbures, est un secteur oligopolistique eu égard au phénomène
de concentration-centralisation. Ce secteur qui s’est doté d’un mécanisme
de lobbying (GPBM), recourt au monopole partagé, en lieu et place de la
concurrence. C’est un secteur protégé, disposant d’une rente due à la nonrémunération de l’essentiel de ses ressources, gérées sous forme de dépôts
à vue. Une autre caractéristique, et non des moindres, est en rapport avec
le stimulus de la concentration-centralisation, sa marque de fabrique. Ce
stimulus qui expliquerait l’intensification de ce phénomène, réside dans
l’interférence du politique et de l’économique.
Ces caractéristiques ont façonné, dans une large mesure, le
comportement de la banque au Maroc. De ce fait, cette dernière ne
semble pas inquiétée par les risques que comporte le phénomène de la
concentration-centralisation des crédits comme des dépôts.« Une agence
internationale de notation l’a clairement reconnu dans un Credit Rating
Report datant de 2015 : « la diversification du financement bancaire est
faible et le ratio crédits/dépôts est en hausse continue, car le matelas des
dépôts disponibles ne peut pas couvrir longtemps de nouveaux prêts, et
peut se traduire par des problèmes de liquidité à moyen terme ». La Banque
mondiale, de son côté, considère que « lorsqu’une banque a plusieurs
déposants importants, et lorsqu’un ou plusieurs d’entre eux retirent leurs
fonds, la banque risque de connaître de graves problèmes si elle n’est pas
en mesure de trouver rapidement d’autres sources de financement ».
Bank Al Maghrib qui devrait en principe sévir vigoureusement pour
parer à toutes les éventualités, a adopté une approche comportant « de
sérieuses limites qui méritent d’être discutées. Ainsi, se trouve clairement
posée la question centrale de l’autonomie de l’institut d’émission vis-à-vis
du pouvoir politique et économique ».
Fidèle à sa démarche constructive, Ssi Abdelkader qui s’est rendu
compte que les écrits consacrés depuis 2000 au système bancaire, ont fait l’impasse sur le phénomène de la concentration-centralisation, ne s’est pas
limité à combler cette lacune, mais a tenu à indiquer des pistes à explorer
et à proposer des mesures pour circonscrire ce phénomène dans le but
d’amener la banque à retrouver sa mission première et à reprendre le rôle
qui est le sien en se focalisant sur le financement de l’économie. Pour cela,
deux conditions préalables : i) l’universalité de la banque, mettant fin à la
spécialisation, gagnerait à être élargie pour finir avec la discrimination. Ssi
Abdelkader a vu juste en relevant que «la concentration des crédits sur
un seul bénéficiaire ou groupe de bénéficiaires est indissociable d’une
dynamique sans cesse croissante, quoique de manière irrégulière, de
concentration de la propriété des moyens de production ». ii) Séparation du
politique de l’économique. Sans la séparation de ces pouvoirs, « le principe
de la concurrence ne peut être garanti » (H. Chami).
En conclusion, par la présente préface, j’invite vivement nos
économistes à lire l’ouvrage de Ssi Abdelkader pour sortir des sentiers
battus, comme j’invite ardemment nos décideurs, notamment ceux qui
sont interpellés par l’analyse de Ssi Abdelkader, à consacrer un moment de
leur temps, entre deux réunions, pour consulter ledit ouvrage avec l’espoir
qu’ils prennent conscience des risques qui découlent de l’ampleur du
phénomène de la concentration-centralisation bancaire. Enfin, l’ouvrage
de Ssi Abdelkader doit faire l’objet d’un débat public car il remet en cause
une idée stéréotypée selon laquelle le diagnostic de notre économie est
connu alors qu’il ne l’est, en fait, que partiellement. D’ailleurs, si les résultats
des politiques économiques suivies depuis 1993, ne correspondent pas
à ceux escomptés, c’est, principalement, à cause d’un diagnostic qui est
en déphasage avec la réalité. C’est justement là, un des enseignements
majeurs de l’ouvrage du professeur A. Berrada.