Sécurisation des politiques migratoires européennes :
entre le paradoxe libéral et la notion de Policy Gaps.
Résumé :
L’Europe a fait le choix de la sécurisation des politiques migratoires qui prône le renforcement du contrôle des flux migratoires qui s’étend progressivement de la sphère intérieure vers celle extérieure et détermine en même temps la création de zones tampons des flux migratoires sur le continent africain.
Paradoxalement, Ce combat acharné va à l’encontre des intérêts des acteurs économiques, même au sein de ces pays qui ont un besoin à la main d’œuvre étrangère, surtout dans quelques secteurs, tout en signalant que ces politiques migratoires ne permettent pas souvent à mettre fin ou au moins à atténuer le nombre des migrants arrivés en Europe d’une manière illégale ou légale par application des droits (l’asile, regroupement familial, l’étude…).
Abstract:
Europe has opted for a more secure approach to migration policy, advocating tighter control of migratory flows, which is gradually being extended from the internal to the external sphere, and at the same time determining the creation of buffer zones for migratory flows on the African continent.
Paradoxically, this relentless struggle runs counter to the interests of economic players, even within those countries that have a need for foreign labor, especially in certain sectors, while pointing out that these migration policies often fail to put an end to or at least reduce the number of migrants arriving in Europe illegally or legally by application of rights (asylum, family reunification, study...).
Mots clés : migration, sécurisation, politique migratoire, Policy Gaps, paradoxe libéral.
Introduction :
Le sujet de la migration est devenu ces dernières décennies une priorité importante sur l’échiquier national et international. Le phénomène est plus apparent dans les pays occidentaux, non pas parce qu’ils reçoivent le plus grand nombre de migrants[2], mais essentiellement par l’effet des médias qui braquent leur attention sur cette zone plutôt que sur les autres parties du monde où la migration est plus importante. En fait, la réalité est loin de ce que les médias laissent sentir.
Le discours dominant qui entoure l’agenda politique migratoire contemporain est celui d’une gestion technocratique sécuritaire des migrations, faut-il signaler que ce discours se cache souvent sous une approche attirante et acceptable de la part de l’opinion publique et des ONG. Il s’agit de l’approche qui prône la prévention et qui vise de plus en plus à stopper les mouvements migratoires avant même qu’ils n’aient commencé. Mais la mise en place des dispositifs visant à implémenter cette vision se trouve dérapé vers une exacerbation sécuritaire avec tout ce qui l’accompagne comme la fermeture et le contrôle des frontières, le verrouillage des trajets migratoires, la sous-traitance de la gestion vers les pays tiers, et la création des zones tampons.
L’efficacité d’une telle approche reste contestée et floue. Les efforts et les moyens déployés ne sont pas proportionnels aux résultats généralement réalisés sur le terrain dans la mesure où les flux continuent à franchir les frontières de l’Europe par des voies légales ou illégales selon un rythme qui ne cesse d’augmenter. De ce constat, il est légitime de se poser la question si ces tendances de sécurisation amplement adoptées comme choix stratégique des politiques migratoires européennes ont-elles permis dans la pratique de réduire des flux migratoires vers l’Europe ?
Cet article vise à explorer les modalités de gestion migratoires possibles (I) pour en conclure que l’occident et surtout l’Europe ont opté pour les politiques dites sécuritaires (II), ce choix en réalité reste à l’encontre des besoins réels des économies européennes (III) bien qu’un fossé réel est à noter entre les intentions de ces politiques migratoires à dominante sécuritaire et la réalité du terrain des flux migratoires (VI).
I. Typologie des politiques de gestion migratoire ;
La question migratoire n’est plus traitée seulement dans un cadre interne d’un État ; mais au niveau bilatéral ou sur le plan régional et, plus récemment, à l’échelle internationale selon une vision multilatérale. Ainsi, avant la fin des années 80, la migration était presque une affaire interne gérée amplement sur le plan national.
Mais un changement de paradigme s’est effectué vers le début des années 90 avec les grands événements qu’a connus le monde (la fin de la guerre froide et la chute du mur de Berlin), donnant lieu à une sorte de complexification et de confirmation d’une approche dite mondialisée ou globale de la migration accompagnée par l’intervention systémique des institutions internationales tentant de saisir ce phénomène[3].
C’est dans ce sens, l’année 2003 a marqué un moment charnier dans le débat international sur les mobilités et les migrations, surtout avec la mise en place par Kofi Annan, alors Secrétaire Général des Nations Unies, de la Commission mondiale sur les migrations internationales, comme premier forum mondial dédié à ce sujet[4].
En effet, dans son compte rendu final « Les migrations dans un monde interconnecté : nouvelles perspectives d’action » publié en 2005, la Commission affirmait « si les États veulent s’atteler à la question des migrations internationales de manière cohérente, ils doivent avoir convenu d’objectifs nationaux pour leurs politiques migratoires… » [5].
C’est à partir de ce moment qu’un nombre important de pays à travers le monde ont adopté des politiques, des stratégies ou des plans d’action thématiques ou généraux dédiés à la gestion des migrations. Cette tendance s’est accélérée aussi sous l’impulsion des agendas institutionnels, des engagements internationaux ou régionaux, ou pour des exigences des bailleurs de fonds ou autres…
En guise de définition, on peut présenter la politique migratoire comme étant les modalités sciemment utilisées en vue de gérer la migration. Il s’agit « d’ensemble de principes d’orientation à l’action des autorités publiques, ou ensemble de décisions et de moyens destinés à la réalisation d’objectifs déterminés dans le domaine migratoire (ex. politique de l’immigration et de l’asile, politique de l’emploi, etc) »[6].
Généralement, les traits phares les plus souvent mis en avant quand on évoque la formule « politique publique migratoire », figurent les termes : « action délibérée » : « tout ce qu’un gouvernement décide de faire ou de ne pas faire »[7] ou aussi le « processus » qui signifie : « un ensemble de décisions interreliées prises par un acteur politique ou groupe d’acteurs politiques concernant la sélection des buts et des moyens pour les atteindre dans le cadre d’une situation précise…»[8].
Ainsi, on peut conclure que la politique migratoire est un « ensemble des décisions et des moyens destinés à la réalisation d’objectifs déterminés dans le domaine de l’admission et du séjour des étrangers ainsi que dans le domaine de l’asile et de la protection des réfugiés et autres personnes ayant besoin de protection »[9].
Une politique migratoire n’a pas une seule forme, elle peut être une loi, une décision politique, une déclaration ministérielle, une ligne budgétaire ou un cadre général sous forme d’une stratégie étatique ou un plan d’action. Cela n’a rien d’étrange eu égard à l’absence d’une définition universelle malgré une utilisation excessive du terme de politique migratoire.
Force est de signaler que la signification de ce terme varie d’une manière permanente en fonction du contexte historique, politique, économique et juridique d’un pays et de son système politique[10].
Une définition récente présente les politiques migratoires comme étant : « … les déclarations d’un gouvernement sur ce qu’il entend faire ou ne pas faire (y compris lois, règlements, décisions, arrêtés) concernant la sélection, l’entrée, le séjour et l’éloignement des ressortissants étrangers… »[11].
En somme, on peut affirmer que ce n’est pas facile de définir les contours très précis d’une politique migratoire dans la mesure où beaucoup d’interférences existent avec la politique de l’emploi, la politique monétaire, démographique, et peuvent avoir un impact sur la migration. Donc ce n’est pas une entreprise aisée de déterminer où commence et où s’arrête la politique migratoire.
D’autant plus, la multitude d’acteurs et d’intervenants dans le domaine de la migration, laisse poser les questions suivantes : Quels sont les acteurs de la politique migratoire ? Est-ce l’État ou les entreprises ? Quel est le rôle de la société civile. ? Faut-il rappeler que les entreprises interviennent et prennent les initiatives pour recruter les immigrés et faire appel à la main d’œuvre étrangère, mais au moment de la crise c’est les interventions de l’Etat qui prennent le dessus.
Les facteurs ayant favorisés le déclenchement des dynamiques migratoires sont structurels et ne sont pas évitables facilement, chose qui laisse prétendre que le phénomène migratoire ne peut être éradiqué totalement. La migration zéro que certaines idéologies aspirent réaliser ne peut être atteinte. La toile de fond qui domine dans le monde entier est le caractère désormais irréversible et irréductible du phénomène migratoire[12], et la seule option qui reste possible est de réguler ces flux migratoires dans le sens de les restreindre, d’en sélectionner ou de les faciliter selon certaines conditions.
Les modalités de gestion des flux migratoires sont amplement étudiées par les spécialistes de différents horizons selon des visions et des angles d’attaques différents. En transcendant ces variétés d’études, on peut s’accorder à dire que quatre systèmes idéologiques se confrontent dans la perception et la régulation de la question migratoire, il s’agit des modèles suivants : sécuritaire, utilitariste, humaniste et libéral.
A- Le modèle national sécuritaire :
Il s’agit d’un modèle qui perçoit la migration comme un risque ou une menace à la sécurité de la nation et à l’identité sociale : la migration est vue ainsi comme un envahissement qui menace les emplois et la cohésion sociale créant ainsi une sorte de dumping social. L’exemple parlant en ce sens est celui des USA qui ; moins d’un an après les attentats du 11 septembre ; ont décidé de mettre la gestion de la migration sous les mains de Homeland Security Department[13] façon de ramener les questions de migration longuement dispersées dans plusieurs départements vers une seule institution[14] dédiée à cette question bien sûr sous l’angle sécuritaire qui est une tendance lourde dans l’ère post attentats terroristes. Il s’agit de ce qu’on peut appeler la sécurisation de la migration qui consiste à dire que le contrôle de la migration est l’assurance de la sécurité des citoyens.
B- Le modèle utilitariste :
Il perçoit la migration comme une ressource importante pour un pays qui en fait recours en cas de besoin économique tout en proposant un système basé sur la sélection et les quotas.
En effet, il s’agit d’un modèle qui promeut l’intérêt des pays d’accueil qui utilisent la migration selon leurs besoins, surtout lors de la construction économique où la main d’œuvre devient rare. La politique de main d’œuvre doit ainsi strictement adapter les effectifs et les emplois aux besoins sectoriels de l’économie. L’adaptation doit tenir compte de la démographie comme contrainte interne[15].
C- Le modèle humaniste asilaire :
Il se fonde sur l’attachement au mémorial des grandes mobilités historiques et conteste par le même fait les idées d’envahissement. Il essaie de mettre en avant la liberté des unes et des autres à la mobilité tout en défendant les droits des migrants[16]. Les politiques s’inscrivant dans ce cadre peuvent avoir une vocation pour opérationnaliser le droit à la protection internationale ou un certain idéal lié aux droits de l’Homme, comme elles peuvent avoir une certaine volonté d’influence à tendance pour assurer une image positive sur la scène internationale. Ex (la politique de francophonie /les étudiants internationaux).
D- Le modèle libéral :
Représenté par des penseurs physiocrates comme Adam Smith, adepte du « laisser-faire laisser-passer ». Ces penseurs mettent en garde des risques et les obstacles qui existent sur le chemin des personnes qui veulent entamer un projet migratoire, les rendant ainsi des proies. Ils prônent l’ouverture des marchés et l’autorisation aux gens de se déplacer librement et les marchés vont s’auto-rééquilibrer (régions pauvres vers les régions riches) (Ecosse - Angleterre)[17]. Plusieurs économistes et chercheurs plaident encore de nos jours cette vision non sans manquer d’arguments comme le fait de confirmer que l’assouplissement de l’octroi de visas profiterait aux pays de départ et aux pays d’accueil[18].
Ce modèle libéral qui ne manque pas de pertinence, coexiste avec une autre variante qui peut être qualifiée de radicale ou d’utopiste. Il s’agit d’une idéologie libertarienne proche du libéralisme, mais en réalité elle est une sorte de surenchère qui consiste à dire que les individus sont propriétaires d’eux-mêmes et personne ne peut les exproprier de leur individualité. Une thèse fortement véhiculée par le philosophe Robert Nozick[19] qui s’oppose à toute ingérence de l’Etat dans la circulation des individus. Il réfute toutes politiques migratoires, mais faut-il rappeler que même le refus d’une politique migratoire est en lui-même une politique migratoire.
Ces quatre modèles peuvent être en réalité réduits en deux macro-modèles, libéralisme et dirigisme : le premier englobe la vision humaniste/libérale fondée sur l’approche « droit » et le deuxième regroupe la vision sécuritaire et la vision utilitariste dans la mesure où elles s’entrecoupent sur plusieurs points. Elles représentent l’angle de vue des pays de destination par le fait que la sécurité ou les besoins économiques ne sont que des aspects d’utilitarisme de point de vue d’égocentrisme politique des pays d’accueil. On régule la migration selon notre sécurité et selon nos besoins économiques. La vision humaniste, à la différence de cette tendance, tend à prendre en considération les intérêts des migrants en premier lieu en concrétisant ainsi le droit à la mobilité.
II. Tendances de sécurisation des politiques migratoires européennes.
Si au début de l’immigration en Europe, le phénomène ne suscitait pas beaucoup de problèmes, au contraire, la migration pendant les trente glorieuses est vue comme l’une des solutions pour accompagner l’essor de l’économie, surtout dans une période de post-guerre qui a provoqué la perte des milliers de personnes surtout des hommes qui auraient constitué la main d’œuvre essentielle pour l’activité économique. Néanmoins, le choc pétrolier et la crise économique qui s’ensuit ont causé le changement d’attitude des européens envers le fait migratoire.
Rappelons comme nous avons montré ci haut que les politiques migratoires adoptées dans les différents contextes oscillent généralement entre quatre paradigmes idéologiques qui conçoivent des modèles de gestion migratoire différents.
Historiquement, dans le contexte européen, La vision utilitariste a pris le devant de la scène dans la période qui suit la Seconde Guerre mondiale avant de céder la place à la vision humaniste asilaire, à partir des années 1970, dans un contexte de guerre froide ou chaque partie souhaite séduire par le soft power. Le paradigme national sécuritaire s’est installé graduellement au gré des crises économiques et sociales[20] qu’ont envahies l’Europe et donnant lieu à un contexte propice pour la montée des partis populistes et xénophobes où circulent l’idée du migrant comme étant une menace. Cette perception donne lieu à l’adoption des politiques sécuritaires par l’Union Européenne et ses membres dans la mesure où pour la plupart du temps, ces politiques sont le résultat des sondages de l’opinion publique[21].
Les premières ébauches de liaison entre migrations et sécurité commencent à se concrétiser, dans le contexte européen, dès la conclusion de l'accord de Schengen. Dès lors, on traite la migration comme étant une question de sécurité, de même que le terrorisme et la criminalité[22].
Dès les années 90, l’Union européenne a multiplié ses initiatives visant à décourager les flux migratoires à se diriger vers l’Europe par l’adoption d’une batterie de mesures comme :
- Transfert des sujets de l’immigration et de l’asile du troisième au premier pilier communautaire dans le traité d’Amsterdam signé en 1997 en rendant l’immigration comme un sujet sécuritaire ;
- Impliquer et responsabiliser les transporteurs aériens, maritimes et privatisation de certains services de contrôle des frontières ;
- Installation du système intégré de vigilance externe (SIVE) tout au long des côtes espagnoles ;
- Limitation du droit d’asile en développant la notion de pays sûr, de pays tiers sûr, de demande manifestement infondée, chose qui a rendu l’obtention du droit d’asile une tâche très difficile ;
- Digitalisation des empreintes ou le système (Eurodac, 2000) servant à identifier les demandeurs d’asile frauduleux entre plusieurs pays de l’Union ;
- Militarisation des frontières extérieures de l’UE et déploiement des forces policières pour les protéger (Frontex, 2004) ;
- Conclusion de plusieurs accords bilatéraux et multilatéraux avec les pays tiers en vue de reconduire les migrants en situation irrégulière ou les déboutés du droit d’asile aux pays de départ ou de transit[23].
- ….
Cette approche sécuritaire du fait migratoire s'est renforcée davantage après les évènements du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis. C’est pendant cette période que la liaison entre les migrations internationales et le terrorisme s’est amplement renforcée. Et par conséquent, la lutte contre la migration est considérée dès lors comme un préalable primordial à la sécurité nationale. Ainsi, les gouvernements occidentaux ont opté pour le renforcement non seulement le contrôle des frontières extérieures, mais aussi les contrôles intensifs au niveau interne face aux ressortissants non européens[24].
Cette tendance de la politique européenne, que ce soit sur le plan interne qu’externe, confirme d’une façon claire que le sujet de la migration est approché de façon croissante selon l'angle de la sécurité. Comme l'a clairement souligné Didier Bigo[25], le prisme du souci sécuritaire semble devenir l’unique instrument avec lequel on peut lire un phénomène complexe comme la migration[26].
Pratiquement, sur le plan normatif et politique, l’UE en matière d’immigration a pris une tendance sécuritaire, lors des sommets de Séville (2002) et de Thessalonique (2003) qui ont rendu prioritaire le contrôle des frontières externes de l’Union. Ainsi, c’est au sommet de Séville, que la création de gardes-frontières européens avait vu le jour en vue d’endiguer l’immigration clandestine, mais aussi l’apparition de l’idée d’impliquer et de responsabiliser les États riverains, surtout ceux du sud dans le processus de lutte contre la migration irrégulière en leur octroyant des aides comme une contrepartie de leur coopération au contrôle[27]. Une proposition britannique a été formulée lors du sommet visant à installer des camps de rétention pour accueillir des étrangers (migrants irréguliers et demandeurs d’asile) dans tous les pays.
Du moment où le lien est renforcé entre la migration, le terrorisme et la criminalité, les relations entre l’Union Européenne et les autres pays, surtout africains, sont de plus en plus conditionnées par le sujet de la migration, abordé de façon permanente sous l’angle sécuritaire.
Par conséquent, l’immigration en Europe est présentée souvent non plus comme une richesse, mais comme étant un problème à résoudre. Si toutes les sensibilités politiques de gauche ou de droite diffèrent au niveau des solutions proposées au « problème » mais le constat, à tout le moins, semble largement partagé. Le discours s’inscrivant dans cette tendance sécuritaire et anti-immigration prône la fermeture des frontières, l’expulsion des migrants en situation irrégulière, le durcissement de l’arsenal juridique en la matière et la remise en question de la posture jugée généreuse vis-à-vis des demandeurs d’asile. La migration, selon ces courants, si elle est essentielle pour l’économie, elle doit désormais être une immigration choisie, sélective et maîtrisée[28].
III- Verrouillage des frontières se fait à l’encontre des attentes du marché du travail.
« Accueillir les migrants à bras fermé » est la formule qui reflète le mieux ce constat, en effet, les politiques migratoires mises en avant dans les pays du Nord sont généralement restrictives à cause des réticences envers des entrées fortes par l’opinion publique et les partis populistes ou nationalistes. Paradoxalement, ce choix va à l’encontre des besoins et des intérêts économiques des grandes entreprises.
C’est ce que souligne depuis longtemps le chercheur américain James Hollifield qui affirme que l’analyse de la politique d’immigration montre une sorte de contradiction entre la logique du fonctionnement du marché et la logique du droit cristallisée sous forme de politiques migratoires. Il s’agit d’un équilibre fragile à tenir entre, d’un côté, les intérêts économiques qui prônent l’ouverture des frontières et le libre-échange pour la circulation des biens, des capitaux et des personnes et de l’autre côté les exigences sécuritaires ou identitaires qui craignent des flux migratoires du fait qu’ils peuvent mettre en péril le système de sécurité nationale et de l’identité sociale.
En effet, les Etats libéraux sont obligés d’opter pour le choix de l’ouverture dans le cadre de leurs politiques extérieures comme une exigence de l’économie de libre-échange fondée essentiellement sur la liberté de la mobilité d’une main-d’œuvre hautement qualifiée, néanmoins la réalité des politiques migratoires est totalement à l’inverse des attentes de cette économie libérale. Cette divergence ou, comme la qualifie Hollifield, ce “paradoxe du libéralisme” est l’un des sujets qui suscitent des débats acharnés sur la question migratoire en Europe. Il s’agit d’un facteur clé qui explique la lourdeur du processus de l’adoption d’une politique commune de l’immigration[29].
Dans les pays du Nord, les entreprises font de plus en plus pression sur les gouvernements pour opter pour une politique migratoire souple permettant la réouverture des frontières dans le but de faciliter le recrutement des travailleurs issus de la migration pour compenser le manque de la main-d’œuvre, surtout dans quelques secteurs. Mais les syndicats et quelques partis politiques s’opposent fermement à cette question. Ils craignent que ces flux migratoires viennent fragiliser la situation des travailleurs locaux. Face à ces forces ou acteurs contradictoires, les gouvernements sont eux-mêmes divisés[30], reflétant une sorte d’oscillation entre un choix de thèse de l’immigration zéro tout en restant bloqués dans une approche sécuritaire, restrictives ou un choix de libéralisme migratoire que soient par des motivations utilitaristes ou de droit.
VI- Policy Gaps : une réalité omniprésente dans les politiques étatiques, mais plus flagrante dans le domaine migratoire.
Il s’agit d’une théorie développée par J Hollifiled. Elle désigne l’écart qui sépare les intentions des politiques migratoires, les attentes de l’opinion publique et les réalisations effectives sur le terrain, parce que ces flux migratoires sont entretenus et autoalimentés par les réseaux, les besoins structurels de l’économie, la situation géopolitique à travers le monde et davantage par un système de droits. L’exemple pertinent dans ce cas est le quinquennat de Sarkozy. Ainsi, malgré les efforts déployés pour maitriser les flux migratoires, les chiffres vont s’accroitre selon une moyenne normale par rapport aux années précédentes[31].
« Depuis 1993, nous avons en France tous les deux ans en moyenne une loi sur l’immigration, sans réduire pour autant les flux migratoires. Cet échec s’explique par la répartition des titres de séjour : la migration économique étant réduite à moins de 10 %, l’immense majorité des migrants non européens que nous recevons chaque année sont accueillis en application des droits. Les politiques migratoires qui omettent ces contraintes en rêvant d’une migration strictement ajustée à nos besoins économiques sont illusoires. Elles sont plus efficaces quand elles se concentrent sur des problèmes à leur portée, comme l’apprentissage de la langue, la concentration géographique des immigrés ou la lutte contre les discriminations. »[32]
Face à ce constat qui met en avant l’inefficacité de modalités de gestion des flux migratoires, Patrick Stefanini[33]un haut fonctionnaire français, membre du Conseil d'État, ancien Directeur Général des services de la région Île-de-France et auteur d’un livre sous le titre « Immigration : ces réalités qu'on nous cache »[34] : propose de sortir de la convention européenne des droits de l’Homme de 1950. « La politique de l’immigration n’est plus pilotée ni par l’exécutif ni par le parlement, sinon de manière très partielle, mais par les diasporas » dans la mesure où les immigrés arrivant en France et dans l’espace européen sont venus en guise d’application et de reconnaissance de plusieurs droits (matrimoniales, réfugiés, études…).
Dans une interview avec le Figaro magazine,[35] à cette question « Vous proposez un référendum (c’est l’arme massive de destruction des conventions internationales) pour imposer des quotas à l’immigration familiale, est-ce réaliste ? » Patrick Stefanini répond« Nous ne parviendrons pas à maitriser l’immigration familiale si nous ne révisons pas la constitution en prenant nos distances avec l’application faite par les tribunaux de l’article 8 de la convention européenne de droits de l’Homme proclamant le droit à une vie privée et familiale. Le moyen le plus sûr de le faire : c’est le référendum ». Il ajoute « S’agissant de la convention, il faut probablement la dénoncer puis ré adhérer en formulant une réserve sur un point précis : cet article 8.il ne s’agit pas de supprimer toute immigration familiale, mais de mettre fin à la générosité excessive des jurisprudences française et européenne »[36].
Force est de signaler que Patrick Stefanini prend comme cible l’arrêt fondateur du regroupement familial, l'arrêt GISTI qui est très célèbre en droit administratif. ... Cet arrêt adopté le 8 décembre 1978 qui traite le sujet du regroupement familial. Force est de signaler qu’un décret publié le 10 novembre 1977 l’avait suspendu pour une durée de trois années.[37]
Conclusion
L’adoption des politiques migratoires à dominante sécuritaire, confirmée ces dernières années comme une tendance lourde sur la scène internationale, n’aboutit pas toujours aux résultats escomptés qui consistent à stopper l’immigration vers le vieux continent ou au moins d’en atténuer l’ampleur pour de raisons diverses. Premièrement, la mobilité est un fait inhérent à l’existence humain, voire, il s’agit de la forme habituelle de l’humanité avant que l’homme ne s’est sédentarisé pour exercer des activités en relation avec l’agriculture et après l’industrie. Deuxièmement, la mobilité des zones fragiles et pauvres vers celles stables et développées est très difficile à éliminer, et ceux qui aspirent à cet objectif si comme ils cherchent à interdire l’échange thermique entre deux objets proches et qui ont des degrés de chaleur différents. Et enfin parce que les besoins économiques et démographiques font appel toujours à davantage de migration pour compenser le manque de main d’œuvre, surtout dans certains secteurs, mais aussi c’est dû à la nature des politiques publiques qui sont entachées de cette limite que J. Hollifiled appelle Policy Gaps.
Bibliographie
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[1] Doctorant en relations internationales au laboratoire d’Etudes et de recherches juridiques et politiques (LERJP) de la FSJES-Souissi à l’Université Mohammed V Rabat.
[2] Les migrations Sud/ Sud qui représentent 36% du total ont pris le devant sur les migrations Sud / Nord (35%) ; si les migrations Nord /Nord (23% du total) continuent de croître, les migrations Nord /Sud (6%) se développent, à leur tour avec, par exemple, les flux de retraités in Baby-Collin V., 2017. "Les migrations internationales dans le champ des sciences sociales, tournants épistémologiques et variations d'échelles". Faire Savoirs, Sciences humaines et sociales en région PACA, n°13, p. 7-16.
[3] les Nations Unies, au sein desquelles fut adoptée la première convention pour la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille en 1990, et dix ans plus tard les protocoles de Palerme, l’un contre la traite des personnes et l’autre contre le trafic illicite de migrants ; l’Organisation internationale des migrations (OIM) qui vit son activité croître considérablement.
[4] MIEUX (Migration Europe, Expertise), POURQUOI créer des cadres de politiques migratoires ? UE factsheets, in https://www.mieux-initiative.eu/files/MIEUX_Factsheet_WHY_FINAL_FR.pdf
[5] La Commission sur les migrations internationales, « Les migrations dans un monde interconnecté : nouvelles perspectives d’action », octobre 2005, in https://biblio.parlament.ch/e-docs/341840.pdf
[6] Richard Perruchoud, Organisation internationale pour les migrations (OIM) « Glossaire de la migration », 2007, droit international de la migration, N 9
[7] MIEUX (Migration Europe, Expertise), Op cit
[8]William Jenkins, MIEUX (Migration Europe, Expertise), POURQUOI créer des cadres de politiques migratoires ? UE factsheets, 2015 in www.mieux-initiative.eu
[9] Richard Perruchoud, Op cit
[10] MIEUX (Migration Europe, Expertise), op cit
[11] Bjerre et al, cité in MIEUX (Migration Europe, Expertise), POURQUOI créer des cadres de politiques migratoires ? UE factsheets, 2015 in www.mieux-initiative.eu
[12] François HERAN, « Migrations et sociétés », collège de France, avril 2018, in https://www.college-de-france.fr/fr/agenda/lecon-inaugurale/migrations-et-societes/migrations-et-societes
[13] Idem
[14] Idem
[15]Jaques Desmarets,« la politique de main d’œuvre en France » , PUF, 1946 in https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3352994g/f7.item
[16]Anaïs LUNEAU Sous la direction de Denis STOKKINK, « POLITIQUE MIGRATOIRE EUROPÉENNE De l’asile à l’expulsion ? » NOTES D’ANALYSE / JUIN 19 RSE & Diversité
[17] HERAN François, op cit
[18] Idem
[19] Penseur libertarien proche du courant minarchiste, il s’est fait connaître à la fin des années 1960 par des articles consacrés à des questions de philosophie morale, en particulier celle de la coercition, puis sur ses réflexions sur la liberté. Mais c’est surtout le livre Anarchie, État et utopie
[20] Anaïs LUNEAU Sous la direction de Denis STOKKINK « NOTES POLITIQUE MIGRATOIRE EUROPÉENNE De l’asile à l’expulsion ? » NOTES D’ANALYSE / JUIN 19 RSE & Diversité.
[21] Anaïs LUNEAU Sous la direction de Denis STOKKINK, NOTES POLITIQUE MIGRATOIRE EUROPÉENNE De l’asile à l’expulsion ? NOTES D’ANALYSE / JUIN 19 RSE & Diversité
[22] N. Brochmann cité par Lorenzo Gabrielli, LES ENJEUX DE LA SÉCURISATION DE LA QUESTION MIGRATOIRE DANS
LES RELATIONS DE L'UNION EUROPÉENNE AVEC L'AFRIQUE. L'Harmattan | « Politique européenne », 2007/2, n° 22 | pages 149 à 173, P 151
[23] Catherine Wihtol de Wenden, « Crise des migrations ou crise des politiques d’asile et ses effets sur les territoires d’accueil », Hommes & migrations [En ligne], 1323 | 2018, mis en ligne le 01 octobre 2020, consulté le 14 mars 2019. URL : http://journals.openedition.org/hommesmigrations/7166 ; DOI : 10.4000/hommesmigrations.7166
[24] Lorenzo Gabrielli, LES ENJEUX DE LA SÉCURISATION DE LA QUESTION MIGRATOIRE DANS LES RELATIONS DE L'UNION EUROPÉENNE AVEC L'AFRIQUE. L'Harmattan | « Politique européenne », 2007/2, n° 22 | pages 149 à 173, P 151
[25] Didier Bigo est un universitaire français né le 31 août 1956 à Lille. Professeur de relations internationales King’s College de Londres et à Sciences Po Paris, il est considéré comme l'un des principaux universitaires de l’Ecole de Paris des hautes études en sécurité et une figure centrale du programme de recherche International Political Sociology
[26] Lorenzo Gabrielli, LES ENJEUX DE LA SÉCURISATION DE LA QUESTION MIGRATOIRE DANS LES RELATIONS DE L'UNION EUROPÉENNE AVEC L'AFRIQUE. L'Harmattan | « Politique européenne », 2007/2, n° 22 | pages 149 à 173, P 151
[27] Catherine Wihtol de Wenden « VERS UNE EXTERNALISATION DE L'ASILE » C.E.R.A.S | « Revu Projet » 2010/7 n° HS 01 | pages 25 à 30
[28] GEMENNE François, Migrations : réaligner les discours publics sur les réalités, in Migrations internationales : un enjeu Nord-Sud?, p 7-23, Alternatives Sud, vol. 22-2015 / 7.
[29]Frédéric Décosse. MIGRATIONS SOUS CONTRÔLE. AGRICULTURE INTENSIVE ET SAISONNIERS MAROCAINS SOUS CONTRAT “ OMI ”. Sociologie. EHESS, 2011. Français. ffNNT : ff. fftel-01092682f
[30] Idem
[31] HERAN François, op cit
[32] HERAN François, op cit
[33] Nommé à la tête du comité interministériel de contrôle de l'immigration. Il est ensuite l'un des artisans de la création en mai 2007 du nouveau ministère de l'immigration, de l'intégration, de l'identité nationale et du développement solidaire. Il est nommé secrétaire général de ce ministère en janvier 2008 et apparaît comme le principal inspirateur de la politique d'immigration française.
[34] Patrick Stefanini, Immigration : ces réalités qu'on nous cache, Robert Laffont, novembre 2020, 330 p
[35] Patrick Stefanini: « Nous avons perdu le contrôle de notre politique migratoire » interviewé par Judith Waintraub, le 13/11/2020 in https://www.lefigaro.fr/actualite-france/patrick-stefanini-nous-avons-perdu-le-controle-de-notre-politique-migratoire-20201113
[36] Idem
[37] Idem