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A la recherche d’une grille d’analyse théorique pour la problématique du développement au Maroc
Il est symptomatique que la Banque mondiale, à la lecture de son dernier Mémorandum intitulé « Le Maroc à l’horizon 2040 », donne l’impression d’avoir, aussi, pris conscience des limites du modèle de développement au Maroc, et recommande à ce dernier de le revoir. Or, si le concept de développement est appliqué à une réalité humaine en désignant le progrès économique, social, culturel et politique, dont le but est l’amélioration de la qualité de vie, l’acception du terme modèle dénote souvent l’archétype ou le point de référence pour son imitation ou reproduction. En ce sens, un modèle est un exemple à suivre du fait de sa perfection. Il est un schéma théorique d’un système ou d’un cadre de référence pour ceux qui ont la charge d’élaborer les politiques publiques d’un pays. Cependant, la réussite d’un modèle dépend de nombreux facteurs: même s’il a bien marché dans un quelconque pays, cela ne veut pas forcément dire qu’il sera une réussite dans un autre. Les contradictions objectives et les antagonismes inhérents à son fonctionnement dans les différents contextes de sa transposition nécessite une actualisation qui soustrait souvent le modèle de sa cohésion. C’est la raison pour laquelle, dans le présent article, nous adoptons la notion de système et, encore plus, stratégie de développement pour sa souplesse de mise en place, que le terme modèle, beaucoup plus teinté, à notre sens, par la rigidité et le renoncement.

Hicham SADOK

Il est symptomatique que la Banque mondiale, à la lecture de son dernier Mémorandum intitulé « Le Maroc à l’horizon 2040 », donne l’impression d’avoir, aussi, pris conscience des limites du modèle de développement au Maroc, et recommande à ce dernier de le revoir.

Or, si le concept de développement est appliqué à une réalité humaine en désignant le progrès économique, social, culturel et politique, dont le but est l’amélioration de la qualité de vie, l’acception du terme modèle dénote souvent l’archétype ou le point de référence pour son imitation ou reproduction. En ce sens, un modèle est un exemple à suivre du fait de sa perfection. Il est un schéma théorique d’un système ou d’un cadre de référence pour ceux qui ont la charge d’élaborer les politiques publiques d’un pays. Cependant, la réussite d’un modèle dépend de nombreux facteurs: même s’il a bien marché dans un quelconque pays, cela ne veut pas forcément dire qu’il sera une réussite dans un autre. Les contradictions objectives et les antagonismes inhérents à son fonctionnement dans les différents contextes de sa transposition nécessite une actualisation qui soustrait souvent le modèle de sa cohésion. C’est la raison pour laquelle, dans le présent article, nous adoptons la notion de système et, encore plus, stratégie de développement pour sa souplesse de mise en place, que le terme modèle, beaucoup plus teinté, à notre sens, par la rigidité et le renoncement.

1 Enseignant-chercheur à la FSJES Souissi – Université Mohammed V de Rabat

Cependant des tentatives théoriques de conception des stratégies de développement dans les pays en voie de développement analysent davantage des critères de sous-capacité de production des économies ou d’inadaptation sociétale

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Quelle grille d’analyse ?

à une norme que des définitions. Elles n’arrivent, comme c’est souvent le cas dans l'embarras, à définir le phénomène que par ses manifestations (Austry, 1965)1. On peut s'interroger sur les raisons d'une telle situation, mais, comme le soulignait déjà François Perroux il y’a plus d’un demi-siècle maintenant, si les intérêts, les réalisations sont généralement évoquées en économie, les concepts routiniers, comme celui du système ou stratégie de développement, ne devraient pas en être moins concernés2, surtout que la liste des institutions et les auteurs indignés par le sous développement est substantielle. Mais paradoxalement, la plupart de ces
indignations du 21ème siècle ne sont pas suivies d'une formulation théorique affinée permettant une correction de la trajectoire des politiques et des projets économiques de développement adaptée à ces pays à l’image du corpus théorique proposé au 20ème siècle par les économistes, dit du sud, (Arghiri, Amin, Frank, Wallerstein..etc) en réfutant de manière cohérente et argumentée les thèses conventionnelles sur les causes du retard des pays du Sud. Ainsi, on s'aperçoit très vite lors de la revue de littérature que dans ce domaine, les réflexions théoriques à notre disposition ne s'accommodent pas assez à la réalité des situations vécues. Il en ressort, tout de même, lors de l’analyse de l’ensemble de la critériologie du sous développement au 21ème siècle l'idée de l'existence dans ces pays concernés des ressources non exploitées de façon optimale : le corollaire immédiat de ce constat est que la stratégie de développement des économies sous-développées est perçu comme la faible capacité d’absorption de leurs propres ressources et non pas par l’inexistence des ressources. Il n’existe donc pas de faible dotation en facteurs, mais plutôt un manque de structures et de projets adaptés, susceptible d’amener une politique économique fructueuse.
S’il existe des économies pour lesquelles on se doute que les projets économiques ne sont pas assez adaptés à sa structure sociétale, c’est indubitablement celle du Maroc. Malgré les nombreux efforts, la situation du pays ne s’est guère améliorée mondialement. Plusieurs questions se posent alors en

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2 Perroux F. (1956). La Méthode de l'économie générale et l'économie de l'homme. Economie et civilisation. T.2. Éd. Ouvrières, Paris.

1 J. Austruy (1965). Le Scandale du développement. Éd. Marcel Rivière, et Cie. Paris, p.

matière d’économie politique. Pourquoi malgré l’ampleur des projets consacrés au développement, l’amélioration des conditions de vie et la croissance ne décollent pas d’une manière soutenue ? Les modèles de développement appliqués sont-ils à ce point inadapté? Pourquoi cette économie a échoué avec des modèles avérés là où d’autres ont réussi ? Comment se fait-il que l’effet des modèles de développement soit indécelable sur la totalité du territoire ? En quoi résident les limites des politiques à promouvoir? En quoi réside l’improductivité des stratégies économiques du développement au Maroc?
Cet article analyse les fondements de la productivité des stratégies de développement au Maroc. Dans cet ordre d’idée, sont décortiqués, dans un premier temps, les théories structurelles des stratégies économiques du développement en évoquant leurs apports et limites dans l’explication des problématiques du développement au Maroc (1) ; et, dans un second temps, une réflexion générale sur les pré-requis du développement avant de mettre l’accent sur la nécessité d’une coordination des projets sociétaux pour, d’bord, éviter l’enchevêtrement des temporalités et des intérêts, et, ensuite, hisser l’interventionnisme étatique au rang d’une politique économique productive, cohérente et inclusive (2). 1. L’approche des théories structurelles du développement appliquées au Maroc L’intérêt scientifique pour la problématique du développement en tant qu'objet d'étude est très récent relativement au phénomène lui même, saisi empiriquement à travers les écarts importants entre les niveaux et conditions de vie des peuples et les grandes inégalités dans la répartition du revenu. En partant de la littérature
économique, les raisons qu’on peut évoquer pour expliquer les difficultés et l’échec des stratégies économiques du développement sont les suivantes :

 Les conflits d’intérêts et la politique en matière de développement économique ;

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Quelle grille d’analyse ?

  Les facteurs institutionnels (l’engagement, la légitimité, la crédibilité politique, la qualité de la fonction et des services publics, le respect de la loi, la corruption et le maintien de l’ordre) ;   La faiblesse du système technologique, la compétitivité des taux de change et les régimes commerciaux ;   Les facteurs géographiques comme l’emplacement et les conditions climatiques ;   Les dotations en ressources naturelles (l’eau, les terres arables,...) et
l’enclavement ainsi que les dotations en capital physique et humain ;   La faiblesse du revenu qui entraîne une demande globale faible et les facteurs démographiques ;   Un système financier sous-développé qui ne favorise pas le développement du secteur réel;   Les variables de stratégie économique notamment la politique budgétaire, monétaire, le niveau de l’épargne et l’investissement ;   L’insuffisance du budget des projets de développement ;   L’affectation ou encore l’utilisation qui est faite du financement du développement ;   L’impact des stratégies économiques sur les comportements des acteurs.

En toute logique, les facteurs énumérés ci-dessus peuvent se résumer en trois grands points :

 Les pratiques des agents économiques qui conduisent souvent à des impasses en matière de politique de développement ;
 Les handicaps structurels qui emprisonnent les économies en mutation dans un équilibre de trappe ;  Les effets d’incitation que créent les stratégies économiques notamment vis-à-vis de la gouvernance des économies en développement.

Cependant, la convocation de certains facteurs classés ci-dessus comme méthode appropriée pour la connaissance du développement est fortement

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contesté. Plusieurs auteurs considèrent ces facteurs comme critères de sous- développement, et de ce fait comme des symptômes, et non des structures; le sous- développement, pour eux, est un problème de structure1. Partant de ce constat, l’analyse de l’économie marocaine engluée dans une trappe à la croissance, ne produisant pas d’équipements, peu innovante et ne disposant pas d’assez de capital humain qualifié de haut niveau, peut servir comme grille de lecture pour comprendre pourquoi les efforts économiques accompli pour le développement, du moment qu’ils n’engagent la totalité des
secteurs, de la population et des territoires, sont restés très peu efficaces. N’empêche, et avons d’approfondir l’analyse structurelle de l’économie marocaine, il s’avère nécessaire de nuancer le dessein esquissé en soulignant que si les projets du développement ne soient pas assez dynamisant ne veut pas dire forcément qu’elles sont improductifs. Il se peut que sans, les choses soient pires et la croissance quasi-nulle ; Egalement, le choix entre économie étatisée planifiée et économie de marché, entre autarcie et économie ouverte n’est plus d’actualité, au moins dans le présent article. Cependant, à l’examen des comptes nationaux, issus des données de la Banque mondiale (World Development Indicators WDI (2018)2), il ressort que la croissance économique est caractérisée, depuis l’indépendance à nos jours, par une évolution en dents de scie, marquant des hauts et des bas selon les variations de la production agricole qui a toujours été fort dépendante des conditions climatiques. En effet, de 1960 à 2018, la croissance est tombée 10 fois au dessous de zéro et elle a dépassé rarement les 5%. Les plus importantes performances ont été, en général, réalisées suite à une forte baisse du taux de croissance l’année précédente, et pire
encore elles sont souvent suivies par une faible croissance. En conséquence, l’évolution de la croissance est caractérisée par une forte volatilité. Cette volatilité, qui semble être structurelle, gène le bon fonctionnement du processus d’accumulation de la richesse à même de générer la croissance et

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M. Rudloff (1968). Economie Politique du Tiers-Monde. Éd. Cujas, p. 275 et 277.

http://datatopics.worldbank.org/world-development-indicators/themes/economy.html

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Quelle grille d’analyse ?

garantir sa pérennité. Au cours de cette période, l’activité économique nationale a été marquée par une progression du PIB moyenne de 4.2% sur toute la période observée (1960-2018). La prise en compte de la variation annuelle de la population globale de 2,7% durant la même période indique que l’accroissement du PIB réel par habitant a été de l’ordre de 1.5%. L’analyse du PIB, réparti selon les différents emplois en biens et services, fait ressortir que la consommation finale intérieure constitue l’agrégat le plus important de la demande finale globale. Elle a représenté plus des trois quarts du
PIB durant la période 1960 à 2018, avec une contribution à la croissance économique de 3,6 points. Le taux d’investissement, mesuré par le montant de la FBCF rapporté au PIB, oscillait autour de 15% en moyenne pour toute la période 1960-2018, avec une contribution à la croissance économique de 2,8 points. Les efforts d’investissement durant cette période sont marqués par l’implantation d’une industrie de base et l’intervention de l’Etat dans le domaine industriel afin de valoriser les ressources nationales et l’attractivité territoriale. Le secteur industriel, et en dépit d’un fort potentiel, ne contribue que de façon très modérée à la création de richesse. La valeur ajoutée manufacturière (VAM) est confiné autour de 100USD/habitant durant cette période. A titre de comparaison la VAM par habitant se situe autour de 5000USD dans les pays de l’OCDE. Une situation qui s’explique par la faible intensité technologique des activités manufacturières, car l’essentiel de la VAM Marocaine est liée aux activités industrielles traditionnelles et l’assemblage.
Sur le plan des échanges extérieurs, l’analyse des résultats réalisés par l’économie nationale montre que la contribution des exportations nettes à la croissance était de l’ordre de -0,6 points. De tels résultats peuvent trouver leur explication dans l’échec de la politique de substitution aux importations, la part des exportations de biens et services dans le PIB est restée quasi stable à un niveau moyen de 23% du PIB durant toute cette période.

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En résumé, le Maroc, depuis son indépendance, était conscient des objectifs visant la réalisation d’une croissance économique suffisante et soutenue en vue d’améliorer le développement et le niveau de vie de la population ; c’est ce qui ressort de la plupart des plans et stratégies de développement économique et social établis depuis 1960 : Les plans envisagés mettaient l’accent sur des priorités quasi constantes au profit des secteurs de l’agriculture, de l’industrie de base et du tourisme. Cependant, les résultats réalisés ont été en général en deçà des aspirations du pays et des objectifs fixés et ce, malgré les différentes stratégies et
mesures entreprises à cet effet. Si des explications à l’anémie des stratégies économiques du développement est à chercher parmi l’ensemble des facteurs cités préalablement, les raisons les plus plausibles et régulièrement soulevées par les rapports et écrits savants sont à relever au niveau de l’incohérence des dites stratégies, ainsi que la qualité de la coordination et de la gouvernance. Ainsi, l’analyse des régimes d’incitation au Maroc indique que les mécanismes du développement créent, sous certaines conditions, un cercle vicieux dans lequel des mesures prédatrices paralysent l’assainissement du climat contextuel du développement et affecte, par conséquent, la productivité même des stratégies économiques du pays. De ce fait, la non-productivité des stratégies économiques du développement du Maroc peut paraître comme beaucoup plus un problème de structure qu’un problème de nature. Parmi les fondements théoriques avancés pour comprendre cet état de lieu, la plus répandue et la plus communément admise est la théorie du développement
dualiste. Cette théorie a servi comme justification à l'élaboration et à l'application des stratégies du développement dans plusieurs pays visant explicitement à vaincre le sous-développement et à combler le retard accumulé mais qui, en fait, partout où elles ont été mises en œuvre, n'ont contribué que légèrement, voir qu'à aggraver le phénomène du sous-développement. Ressusciter la thèse dualiste sous une autre forme peut éclairer les raisons de cet échec et ouvrir la voie à une autre interprétation des réalités sociales complexes et changeantes, et surtout à

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Quelle grille d’analyse ?

l'élaboration de stratégies d'action alternative, pratiques et efficaces pour le développement du Maroc. La notion de dualisme utilisée par certains spécialistes du développement du siècle précédent peut se comprendre autrement, de nos jours, comme l’inexistence d’un paradigme économique et sociétal cohérent: des forces organisées et puissantes, prétendant des fois s’approprier même la vérité, s’opposent aux changements sociales et politiques nécessaires à la mise en place d’une économie moderne. Il coexiste donc, à côté d’un mode de production moderne au stade
embryonnaire, dit capitaliste à défaut de devenir de marché car il n’arrive à dépasser l’horreur de l’exploitation, la prédation et la rente, d'autres modes de production traditionnelle dit non capitalistes. André Gunder Frank dans son livre «le développement du sous- développement - l’amérique latine » rappelle que la version de la thèse dualiste a son origine dans l'interprétation de la société indonésienne par le sociologue néerlandais J.H. Boeke1. D'après ce dernier, l'Indonésie est devenue une société dualiste en ce sens que son secteur d'exportation, moderne et capitaliste, a été créé et intégré par l'économie hollandaise en tant qu'enclave métropolitaine sur le sol indonésien, alors que la majorité de la population du pays continuaient à vivre dans leur économie de subsistance, traditionnelle et millénaire, qui se situait bien en dehors du système centré sur la métropole capitaliste. Les deux secteurs ainsi identifiés, constitutifs de la structure dualiste, existeraient dans le même espace, mais chacun des modes serait organisé de manière indépendante et fonctionnerait selon une dynamique propre. Le secteur
capitaliste est celui dont la loi interne essentielle est organisée sur la base de la maximisation du profit ; il s'agirait du secteur préindustriel, mais aussi du secteur agricole orienté vers l’export, ce secteur serait largement ouvert au changement, au progrès, aux innovations et à la rationalité économique. A ce secteur se juxtapose le secteur traditionnel ; la forme sociale que revêt le processus de production et donc de reproduction dans ce secteur est précapitaliste. L'activité productive y est

1 J. Boeke (1953). Economics and Economic Policy of Dual Societies. New York

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orientée soit vers la production de valeurs d'usage pour l'autosubsistance, soit vers la petite production marchande. De ce fait, ce secteur est demeuré archaïque (faible niveau de développement des forces productives, performances de production médiocres), et il est pensé comme une zone d'ombre que le développement et le progrès n'aurait pas encore réduite. Du point de vue économique et sociologique, les rapports dominant dans ce secteur sont de type familial et personnel et ces rapports véhiculent des normes et des valeurs culturelles rigides, incompatibles avec la modernité et constituant un frein à la diffusion de la pensée économique
rationnelle. La stabilité des structures économiques, sociales et culturelles dans ce secteur serait telle que le changement ne peut venir que de l'extérieur, précisément du premier secteur dit moderne, par l’effet contagion. Si les auteurs du dualisme ont élaboré autant de versions différentes, il est toutefois possible de dégager une logique commune, autrement dit un nouveau modèle général qui leur soit commun en filigrane et qui peut servir comme grille de lecture à la problématique du développement au Maroc : la croissance de l'économie dualiste se réalise par la volonté politique de l’humanisation du mode de production capitaliste pour devenir une économie sociale de marché et, in fine, une restructuration de l'ensemble de l'économie pour devenir cohérente et inclusive. Plus précisément, on trouve à la base de cette grille de lecture presque tous les modèles de développement pensés pour des pays comme le Maroc postulant qu’un noyau capitaliste (ou forme d'organisation capitaliste de la production) implanté dans une économie précapitaliste tend à résorber progressivement celle-ci grâce à une réallocation des facteurs de production (capital, mais surtout main-d’œuvre disponible en quantité illimitée) du secteur
traditionnel vers le secteur moderne dit de marché. Paradoxalement, cette idée rejoint la théorie, considérée à tort comme libérale du ruissellement (trickle down theory), qui, en utilisant l’image descours d'eauqui ne s'accumulent pas au sommet d'une montagne mais ruissellent vers la base et selon laquelle, sauf destruction ou thésaurisation, les revenus de l’économie moderne sont infine réinjectés dans l'économie traditionnelle, soit par le biais de la consommation, soit par celui de l'investissement, contribuant ainsi, directement ou indirectement, à

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Quelle grille d’analyse ?

l'activité économique générale et à l'emploi dans le reste de la société. La croissance pourra alors, de ce fait, s’auto-entretenir par la suite. Malheureusement, l'analyse de la structure diachronique du développement de l’économie marocaine repose toujours sur cette temporalité spécifique qui est engendrée par cette dualité dans l’organisation, la culture, et les systèmes économiques dominants. Elle a du mal à faire sa mue et un saut qualitatif pour englober l’ensemble des secteurs et territoires. La rencontre de ces systèmes économiques différents peut être perçue comme une juxtaposition des structures
sans relation entre elles, décrite précédemment par le concept du dualisme de Beoke, qui se présente encore au Maroc, tantôt comme une juxtaposition des systèmes économiques différents sans interrelations possibles, ne permettant ni la fécondation ni la fertilisation de la société (le ruissellement), tantôt comme une confrontation active des systèmes différents, sans pouvoir prouver la capacité de l’économie dite moderne, à défaut de se hisser aux exigences de celle qualifiée de marché, à créer les conditions d’émulation de l’économie dite traditionnelle (version humanisée de la théorie du dualisme). On peut remarquer qu'ici s'oppose la réalité de deux théories complémentaires, mais présentées, paradoxalement, comme des théories concurrentes : la théorie du ruissellement et la théorie du dualisme. Ce conflit théorique peut être ramené au niveau des concepts comme une conséquence à ce que François Perroux1 qualifie d’économie désarticulée traduisant la difficulté d’avoir un ensemble cohérent de théories et d’explications économiques pouvant servir de base pour les choix et les décisions politiques. La problématique du développement au Maroc peut, sous cet aspect, être présentée comme une taxonomie de la coexistence pacifique des
systèmes économiques et sociaux différents dans une économie désarticulée et de ce fait non engageante. Elle correspond à une situation où s’implantaient les embryons d’une économie capitaliste « dite moderne ou formelle » en parallèle à une économie traditionnelle, «inutile ou informelle», considérée comme une

F. Perroux (1964). L'Economie du XXe siècle. P.U.F. 2e Éd.

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réserve de main-d'œuvre pour les entreprises étrangères, susceptibles de s'implanter dans certaines localités. Cette dualité est maintenue également dans des secteurs comme la santé et l’éducation qui sont des points de lecture importants pour les politiques économiques du développement. Dans cette perspective, une bonne partie du Maroc n’est considéré que comme une survivance arriérée qui, à l'état final du développement, ne pourra plus être que le vestige d'un passé honteux.
Cette conception de l'homme, de l’économie et de l’espace permet de comprendre autrement notre rapport au développement comme l’absence d’une cohérence stratégique propre pour s'allier totalement et intégralement aux objectifs engageants du développement humain dans toutes ses composantes. Cette conception de faire l’économie et d’aménager l’espace, en gros de penser le développement de l’homme, permet de comprendre notre lenteur vers le sentier du développement comme l’absence d’une cohérence politique et stratégique. Les résultats mitigés qui en découlent provoquent chez l’élite une capitulation pour procéder à l'imitation et la transposition des modèles ayant fait preuve ailleurs pour l’expérimenter dans un secteur ou périmètre restreint, sans chercher à connaître les causes profondes ou les conditions exigées pour la pérennisation et la généralisation du modèle de développement en question. C'est ainsi qu’on peut appréhender les travaux de certains auteurs comme Duisenberg, Nurkse, Gendarme, percevant le non développement comme un "effet de démonstration"1. A cet égard, le développement du Maroc, n'est pas une problématique à traiter à partir de l’angle du modèle économique, mais la résultante de la rencontre dans
l'espace de systèmes économiques différents, contradictoires même, et avec un rythme de transformation dissemblable. Cette proposition est déterminante puisqu'elle permet de mettre en évidence les caractères structurels du développement : c'est l'hétérogénéité de la cadence du système de transformation des secteurs et des pans entiers de la société qui caractérise et met en lumière le retard du développement. La stagnation économique est à l’image de la statique en

1 R. Gendarme (1973). La Pauvreté des Nations. Éd. Cujas. 1973.

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sciences physiques ; le non développement du Maroc n’est que la résultante des forces économiques et sociales contradictoires qui s'exercent sur son corps et dont les forces qui lui sont appliquées est nulle, le contraignant à une immobilité dans un monde en mouvement. Ainsi, la stratégie de développement que l'on associe, consciemment ou inconsciemment, à l’interprétation de la théorie du ruissellement et du dualisme est effectivement dénuée de la superbe d’une explication scientifique pour une politique économique prometteuse. Ne serait- on pas dans cette discipline à l’aube
du 17ème siècle pour les chercheurs en physique, se référant encore aux théories d'Aristote pour expliquer les lois du mouvement en classant les corps en deux catégories : les lourds et les légers ! 2. La dextérité du système économique de développement Tout nous oblige à faire retour sur cette interrogation : le développement peut – il être identifié à la seule rationalisation des décisions économico-politiques ? Mais ne devons-nous pas, pour le faire, revenir en arrière et nous interroger sur la nature des autres prérequis du développement ? S’il est notoire que presque toutes les sociétés sont pénétrées par différentes formes de modernité, toutes ne sont pas encore sur le chemin du développement. L’éloge de l’exception et de l’authenticité est de plus en plus artificiel et même lorsque certaines autorités intellectuelles ou politiques lancent des anathèmes contre la pénétration de l’économie marchande ou capitaliste, il n’en demeure que les populations restent attirées, voir émerveillés par ses réalisations. Feindre qu’un pays peut accéder au développement universaliste et préserver une différence
culturelle absolue est un non sens grossier si on ne peut y voir une conservation des intérêts et une stratégie de domination. Face à ce constat embarquant tout le monde vers un processus plus au moins évolué de modernité et de développement, la seule et grande question de fond qui demeure est de savoir si c’est comme galériens ou comme voyageurs partant avec des bagages portés par un espoir en même temps que conscients des inévitables ruptures.

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Marcher sur le chemin du développement est comme un décollage. Il suppose un effort, un arrachement violent au sol de la tradition et du conservatisme. Puis, après une phase de tourbillons et de dangers, atteignant une vitesse de croisière, une stabilité permettrait de se détendre, d’oublier même les points d’arrivée autant que de départ, et de jouir du détachement des contraintes ordinaires. Cette idée est très présente aujourd’hui dans ce débat national sur le développement pour se rappeler que le pays devrait s’imposer des décennies de durs efforts et de conflits sociaux avant d’entrer dans la tranquillité, abondance, développement et bonheur.
Les premiers pays industrialisés seraient déjà sortis de la zone des tempêtes, les nouveaux pays industriels d’Asie seraient encore en plein effort, tandis que beaucoup, y compris le Maroc, attendraient avec impatience le moment d’entrer dans ce purgatoire du développement. Cette vision optimiste des étapes du développement lie ce dernier à la rupture des systèmes holistes, en particulier la séparation de la politique et de la religion, de l’économie et de la politique, la formation de l’univers de la science, de l’art, de la vie privée qui sont bien des prérequis et conditions indispensables au développement, car elles font éclater les contrôles sociaux et culturels qui assuraient la permanence d’un ordre et s’opposeraient au changement. Le développement s’identifie à l’esprit de libre recherche, autrement il se heurte toujours à l’esprit doctrinaire et à la défense des appareils de pouvoir en place. Mais, il faut le répéter, rien ne permet d’identifier le développement à un mode particulier de modernisation ou d’économie capitaliste qui se définit par cette extrême autonomie de l’action économique. Dans tous les pays développés, l’expérience historique a montré, au contraire, le rôle presque général de l’Etat dans le développement : séparation des sous-systèmes, mais tout autant mobilisation globale. En dehors de quelques centres du système capitaliste,
le développement s’est fait de manière plus coordonné et dés fois même plus autoritaire. Le débat sur le développement ne porte pas seulement sur l’histoire des systèmes économiques en place. Il concerne plus généralement une issue pour les ruines d’un volontarisme étatique depuis longtemps transformé en pouvoir autoritaire, rentier, clientéliste et bureaucratique. S’agissant du Maroc, c’est

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seulement par l’économie de marché qu’on peut se débarrasser de l’économie désarticulée et les privilèges. Mais l’installation du marché, si elle permet tout, ne règle rien pour le cas présent. Condition nécessaire, elle n’est pas une condition suffisante pour le développement ; démarche négative de destruction du passé, elle n’est pas une démarche positive de construction d’une économie compétitive. Elle peut mener à davantage de spéculation, à l’organisation de la rente et la prédation ou encore ne conduire qu’à la formation d’enclaves étrangères modernes dans une économie nationale désorganisée. Le passage de l’économie de marché à l’action
d’une bourgeoisie politisée, entreprenante, responsable et modernisatrice, souhaitée, n’est ni automatique, ni simple ; l’Etat développementaliste aura partout un rôle essentiel à jouer. Concluons : pas de développement sans rationalisation, mais davantage sans esprit politique et économique de modernisation responsable vis-à-vis de lui-même et de la société. Ne confondons pas le développement avec le mode purement capitaliste du développement. C’est donc bien à l’essence du développement elle-même qu’il faut revenir, concept difficile à saisir comme tel car il s’est caché derrière un discours positiviste des faits résumés en programmes et plans de relance économique. C’est pourquoi il se présente de manière plus polémique que substantive. Le développement est l’anti-tradition, le renversement des conventions, des coutumes et des croyances, la sortie des particularismes et l’entrée dans l’universalisme, ou encore la sortie de l’état de nature et l’entrée dans l’âge de raison. Libéraux et marxistes ont partagé cette même confiance dans l’exercice de la raison et ont concentré de la même manière leurs attaques contre ce qu’ils appelaient conjointement les obstacles du développement, que les uns voyaient dans le profit privé et les autres dans
l’arbitraire du pouvoir et les dangers du protectionnisme. Aujourd’hui l’image du développement au Maroc ne se définit que négativement et concentre une société d’échange beaucoup plus que de production. Il se trouve de ce fait à la croisée des chemins, soit il continue sur le même sentier comme l’y encouragent les institutions internationales et la technocratie, soit il s’affranchit de leur tutelle en imprimant à son modèle de

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développement les inflexions et les réorientations nécessaires à cet effet et d’emprunter, ce faisant, la voie de l’appropriation menant à une réelle émergence entant que société aspirant à ressusciter sa civilisation. Certes, l’on ne peut nier que l’État cherche à jouer un rôle de locomotive économique du pays à travers les importants investissements qu’il réalise, les chantiers des grands travaux qu’il initie et les nombreux programmes sectoriels qu’il met en œuvre. Néanmoins l’efficience des investissements réalisés et des programmes mis en œuvre se trouve largement réduite et leur impact
socioéconomique dans le développement très limité. De ce fait, la question le l’efficacité de ce système économique du développement reste lancinante et amène à se poser plusieurs questions, notamment celle-ci : Comment se comportent les plans de relance économiques et sont-ils élaborées dans un environnement globalisé ? Il est, tout d’abord, nécessaire de rappeler, à ce niveau, que la pensée consciente joue un rôle central dans l’élaboration des stratégies efficaces. Elle précède nécessairement l’action et, par conséquent, l’acteur du développement doit prendre en compte les facteurs temps-espace et séparer les mécanismes de conception et d’exécution de la politique de communication qui peut devenir la seule motivation dans la mise en place d’un plan ou d’une activité économique brandi comme l’étendard d’une stratégie de modernité et non de développement. Certes, toutes stratégie en matière de développement est caractérisée par la nouveauté, la complexité et l’ouverture ; et il est normale que les décisions économiques qui la soutiennent soient prises dans un premier temps dans
l’ambiguïté ; rien n’est donné ni facilement déterminé. C’est pourquoi, les acteurs des stratégies devraient ainsi avoir une approche intuitive et rationnelle, teintée de souplesse et de collégialité car les politiques économiques du développement sont une force de médiation entre tous les acteurs s’exprimant sous la forme d’un schéma intégré et d’ajustement constant.

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Ainsi, l’analyse historique de la mise en place des stratégies de développement de la chine durant le siècle dernier est, à cet égard, très illustrative de l’accommodement de la démarche générale du développement énoncé ci-dessus : si la Chine de Mao Tsé Toung développe à partir de 1949 son industrie avec l'aide de l'URSS, qui est alors son modèle et son allié, elle a rapidement rompu avec le modèle soviétique, dès qu’elle a constaté ses limites, et lance en 1958 le «grand bond en avant». Cette nouvelle stratégie économique repose sur la collectivisation des terres agricoles et le développement de l'industrie grâce à des projets
d'infrastructures pharaoniques. Ce projet va être également délaissé, poussant Mao Tsé-toung à privilégier le développement des ressources humaines en lançant sa «révolution culturelle». À partir de 1977, le nouveau dirigeant chinois Dien Xiaoping entreprend de mettre en place une nouvelle stratégie en modernisant la société, c'est le début du «socialisme de marché» : des petites entreprises sont créées, les grandes organisations publiques sont en partie privatisées tandis que les sociétés étrangères sont invitées à investir. C'est aussi le début de la politique de l'enfant unique destinée à améliorer les conditions de vie de la population. Pour la Chine, c'est le début d'un développement économique spectaculaire qui continue jusqu'à aujourd'hui. Le résultat a été trente ans de croissance à deux chiffres, une accumulation considérable d’excédents commerciaux. Depuis quelques années, ce modèle a atteint ses limites avec une croissance atteignant rarement les 6%, les

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