Professeur à l’Université Mohammed V de Rabat
Les moyens de paiement n’ont pas cessé de se transformer et les développements techniques continuent de faire évoluer leur forme, et avec les usages de l’argent. Après l’apparition du chèque au 19ème siècle, les cartes bleues et les premiers distributeurs automatiques au milieu du 20 ème siècle, c’est autour du paiement numérique et sans contact d’émerger au début de ce millénaire pendant que les Stablecoins et autres crypto monnaie promettent de rendre les monnaies obsolètes.
Alors que les banques centrales ont jusqu’à présent joué dans ces évolutions un rôle de second plan, nombre d’entre elles explorent désormais la possibilité de créer une Monnaie Numérique de Banque Centrale (MNBC). Cela reviendrait à rendre possible l’accessibilité de la monnaie centrale au grand public, alors, qu’aujourd’hui, elle n’est utilisable que par les banques commerciales lors des transactions « de gros », notamment sur le marché interbancaire.
Avec l’émission d’une MNBC, la monnaie centrale pourrait jouer aussi un rôle de monnaie de « détail », ce qui transformerait considérablement le rôle de la Banque centrale dans ce domaine : de simple institution de règlement pour les intermédiaires financiers, elle deviendrait opératrice d’un système de paiement accessible à tous.
Selon la dernière enquête conduite par la banque des règlements internationaux, neuf banques centrales sur dix à travers le monde explorent le sujet à des degrés d’avancement divers ; la moitié étant déjà en phase de développement, d’expérimentation ou de déploiement. Leurs motivations sont diverses selon les contextes : stabilité financière, mise en œuvre de la politique monétaire, inclusion financière, amélioration de l’efficacité et de la sécurité des systèmes de paiement, etc. Il existe aujourd’hui cinq MNBCs officiellement lancé : le Sand dollar au Bahamas, le DCash au sein de l’union monétaire des Caraïbes orientales, le eNaira au Nigeria et le jam- Dex en Jamaïque et l’e-CNY (yuan numérique) chinois.
Bank Al-Maghrib (BAM), de son côté, réfléchi à la création d’un Dirham numérique « e-Dirham». Elle est actuellement engagée dans une phase de consultation et d’investigation, et bien que rien n’ait encore été décidé officiellement, il apparaît peu probable que la BAM n’avance pas dans cette direction dans les années à venir, surtout que les options d’implémentation sont déjà en cours de développement ailleurs, plus particulièrement au niveau de la Banque Centrale Européenne (BCE). La Commission européenne travaille déjà à une proposition législative sur le sujet. L’euro numérique pourrait arriver bientôt dans les portefeuilles.
Les modes d’implémentation de l’e-Dirham
Les paiements en monnaie étant déjà largement dématérialisés, que changerait l’introduction d’un e-Dirham? Comment se mettrait-il en place concrètement?
Aux yeux de la banque centrale, plusieurs tendances justifierai d’introduire une monnaie publique numérique. Le Dirham, en tant qu’ « ancrage monétaire », pourrait être menacé si un moyen de paiement indépendant de la monnaie nationale, telle une MNBC étrangère ou un Stablecoin émis par une grande entreprise technologique, venait à être utilisé comme moyen de paiement indépendant. Et si l’usage des espèces vient un jour à décliner, l’intégralité du marché des paiements, qui serait désormais totalement électronique, serait dominé par les intermédiaires étrangers. Avec l’usage des cartes bancaires ne dépassant pas les 30% des transactions au Maroc, Visa et Mastercard gèrent aujourd’hui la totalité des transactions électroniques marocaines et 87.4% au niveau mondial, ce qui pose un autre problème de souveraineté très peu exploré.
Pour La BAM, l’e-Dirham serait donc un nouveau moyen de paiement électronique mobilisant une forme de monnaie publique sans risque, fonctionnant grâce à des systèmes nationaux, utilisable dans l’ensemble du pays et accessible à tous. Plusieurs modèles possibles s’offre pour son implémentation et ils peuvent être abordés à travers deux critères principaux : l’architecture monétaire et le mécanisme de transfert de la monnaie.
L’architecture de l’e-Dirham correspond à son organisation opérationnelle et institutionnelle avec les différents types d’acteurs qui peuvent être impliqué dans sa circulation. En effet, l’idée que la BAM assure la fourniture de l’ensemble des services en e-Dirham n’est pas forcément réaliste. Toutes les banques centrales considèrent qu’elles doivent collaborer avec le marché ; se pose alors la question de la répartition des rôles entre ces deux pôles. La caractéristique première de l’e-Dirham, c’est que ces unités représentent des créances de la BAM, de la même façon que pour les espèces; de ce fait, la prérogative de créer et d’émettre des unités de MNBC (e-Dirham) revient naturellement à cette dernière. Mais passé cette première étape, plusieurs questions demeurent ouvertes : qui tient la comptabilité des transactions et des soldes des comptes de chaque utilisateur ? Qui gère l’exécution des transactions ? Qui interagit avec les utilisateurs pour leur offrir les services en e-Dirham ?
Selon l’entité qui assure ces différentes tâches, un e-Dirham, du point de vue de son architecture, peut être qualifié soit de « direct », dans le cas où la BAM prend en charge l’ensemble des tâches liées à sa circulation, soit d’ « intermédié », dans le cas où ce sont les acteurs privés, plus particulièrement les banques commerciales, assurent la majorité des tâches.
La seconde caractéristique principale de l’e-Dirham est son mécanisme de transfert qui détermine les modalités de circulation de ces unités entre les utilisateurs. Ces modalités peuvent être comparées avec celles des monnaies actuelles. Sous forme électronique, ceux-ci sont nécessairement lié à un compte : le transfert d’une unité entraîne le débit d’un compte et le crédit d’un autre. Ces comptes sont gérés par une institution avec laquelle il est nécessaire de communiquer pour réaliser un transfert, et chaque compte est nécessairement lié à une personne physique ou morale. Par contraste, sous leur forme physique, en pièces ou en billet, les monnaies sont au porteur ; pour les utiliser, leur simple possession suffit. Aucune institution tierce n’est impliquée dans les échanges et les partis à l’échange n’ont pas besoin d’être identifiées. Pour autant, cette possibilité qu’un moyen de paiement soit au porteur n’est pas forcément réservée aux espèces physiques. Des monnaies stockés dans un portefeuille électronique (une carte ou un Smartphone) peuvent, eux aussi, être au porteur et circuler de pair à pair comme les espèces, mais, dans ce cas, via la technologie NFC (Near Field Communication) ou Bluetooth. Selon le mécanisme de transfert disponible, l’e-Dirham publique pourrait ainsi être liée à un compte et/ou au porteur comme les espèces.
Notons néanmoins que la BCE dans ses réflexions en cours envisage d’offrir l’euro numérique (e-Euro) comme un moyen de paiement sans connexion à un réseau. Il s’agirait dans ce cas d’une modalité d’émission au porteur : les euros numériques seraient chargés sur une carte ou un Smartphone et pourraient être échangé directement entre ces supports, sans internet et hors systèmes de paiement traditionnels. Cette solution constituerait ainsi une méthode de paiement électronique d’un niveau d’anonymat égal à celui des espèces puisque les transactions seraient exécutées de pair à pair et sans qu’elle fasse l’objet d’aucun enregistrement. Cette modalité, probablement réservée que pour les paiements inférieurs à un seuil, apporterait une réelle valeur ajoutée, alors qu’actuellement toutes les méthodes de paiement électronique dépendent du bon fonctionnement des réseaux électriques et internet, et impliquent l’exploitation et le stockage de données personnelles.
C’est deux caractéristiques, architecture et mécanismes de transfert, permettent de différencier au moins quatre modalités possibles pour la mise en place de l’e-Dirham : (1) compte en Dirham numérique auprès de la BAM, (2) Dirham numérique semblable aux espèces et fourni par la BAM, (3) compte en Dirham numérique délégué aux banques commerciales et (4) Dirham numérique semblable aux espèces et fourni par un intermédiaire privé.
L’e-Dirham délégué aux banques commerciales ?
Si les banques centrales sont déjà bien engagées dans la mise en place des MNBCs (au moins la BCE au vu de rapport de 2024), que savons-nous alors de la direction qu’elles veulent prendre et les solutions qui retiennent l’attention ?
En développant les monnaies publiques numériques, les banques centrales semblent surtout soucieuses de ne pas évincer les acteurs privés du marché des paiements ; c’est pourtant bien tout le potentiel du MNBC, particulièrement sous sa forme directe. S’il serait possible de détenir un compte à la banque centrale, alors nous n’avons plus forcément besoin d’en avoir un dans une banque commerciale : si le citoyen peut réaliser ses paiements en monnaie centrale via une solution offerte par la banque centrale (une application par exemple), les fournisseurs de service de paiement deviennent donc largement superflus. Mais, alors que l’une des missions des banques centrales est justement de favoriser la concurrence sur le marché des services de paiement, elles ne veulent paradoxalement pas que la monnaie numérique entre en compétition directe avec les solutions existantes.
La principale modalité actuellement envisagée dans les projets de réflexion des banques centrales pour la mise en place des MNBCs est celle d’une monnaie numérique auprès d’un intermédiaire privé, principalement une banque commerciale. La banque centrale serait seulement en charge de l’émission de la monnaie numérique et du règlement des transactions. Concrètement, en plus du compte à vue, la banque commerciale donnerait aussi accès à un compte monnaie numérique qu’on pourrait recharger à partir du compte à vue et choisir d’utiliser au moment de régler un achat.
Cette solution apporterait en effet très peu de valeur ajoutée. Elle serait assez largement redondante avec les solutions existantes de paiement par carte, et le consommateur aurait peu d’intérêt direct à l’utiliser. Par conséquent, on peut douter de la réussite d’une monnaie numérique proposée uniquement sous cette forme. L’un des représentants les plus actifs sur le sujet des CBDCs à la BCE, Fabio Panetta (membre du directoire de la BCE) affirme que l’institution ne souhaitait pas que la monnaie numérique fasse l’objet d’une trop large adoption. Il peut sembler curieux de vouloir innover tout en craignant que l’innovation introduite rencontre le succès. Mais il révèle ici la suspicion des banques centrales à l’égard de cette innovation monétaire, même si elle serait distribuée par une banque commerciale.
Dans leur perception des MNBCs, les banques centrales estiment que ces dernières poseraient un problème de désintermédiation du secteur bancaire, qui, manquant de dépôt, serait moins en capacité d’assurer ses fonctions, particulièrement celle de financement de l’économie. Les banques centrales pourraient prévoir donc de limiter la latitude avec laquelle les clients utilisent la monnaie numérique avec la mise en place d’un plafond, des frais de gestion exorbitants ou d’une structure de rémunération désincitative.
Quel est alors l’intérêt de l’e-Dirham?
Au vu de l’état de réflexion sur les monnaies numériques, la question de l’intérêt de ce projet monétaire est tout à fait légitime puisque la libre concurrence appliquée à la gestion et à la fourniture des moyens de paiement ne se traduit pas par la situation optimale sur laquelle devrait veiller les banques centrales. La monnaie est un bien réseau, ce qui conduit à la constitution d’oligopoles sur les marchés des paiements. Dans le même temps, une part significative de la population est en situation d’exclusion financière du fait qu’elle n’a pas accès à l’ensemble des services bancaires nécessaires, à commencer par ceux du paiement électronique. Cette exclusion est due, d’une part, au caractère marchand de la fourniture de ces services qui répondent à des contraintes de rentabilité et laisse de côté celles et ceux qui ne représentent pas une clientèle assez lucrative, et d’autre part, par manque d’incitations, d’infrastructure et d’équipement de paiement dans les quartiers populaires et les territoires reculés.
Dans la conception d’émission de l’e-Dirham, ce dernier devrait d’abord être un moyen de paiement plus inclusif que les solutions existantes. La BAM devrait réfléchir au mode d’implémentation qui puisse être utilisé par toutes et tous, y compris celles et ceux qui sont pour l’instant exclus du système financier et des territoires pourvu des infrastructures nécessaires. On voit mal comment cela pourrait être le cas si l’e-Dirham est distribué que par les mêmes acteurs financiers et selon les mêmes logiques que le sont aujourd’hui les services financiers.
Les architectures de l’e-Dirham ne sont pas non plus exclusives l’une de l’autre. Ainsi, si le concept du Dirham numérique serait principalement intermédié, rien n’empêche qu’il existe en complément une modalité directe : la BAM, via une application sur Smartphone, peut fournir directement des comptes en Dirham numérique à celles et ceux qui le souhaitent. À l’heure actuelle, la possibilité qu’une banque centrale puisse entretenir de telles relations directes avec les citoyens apparait comme une ligne rouge. Cela ne nécessiterait pourtant pas que la banque centrale recrute autant d’employés et ouvre autant de guichets que les banques commerciales, comme l’affirment souvent certains de manière caricaturale pour balayer cette possibilité, mais elle présente, surtout, une posture idéologique qui vide cette innovation financière de son grand intérêt, à savoir la socialisation des moyens de paiement en diversifiant les modalités d’accès au service de paiement au bénéfice de la population, en plus de donner corps au caractère public de la monnaie.
Dans ce contexte, à quoi devrait ressembler un e-Dirham développé pour servir l’intérêt collectif, plutôt que pour sauvegarder la position des acteurs en place ?
Un premier pas consisterait à élargir la gamme des intermédiaires pouvant offrir les services e-Dirham. Si la BAM n’envisage que l’implication d’intermédiaires privés, rien n’oblige à se limiter à ce type d’acteurs. La banque de Suède prévoit notamment, pour son e-Krona, d’impliquer des intermédiaires tant privés que publics, en reconnaissant que le marché ne peut pas répondre à tous les besoins et qu’il doit être complété par des canaux non marchands. L’enjeu sous-jacent est bien celui-là : savoir si la monnaie et les services de paiement qui lui sont liés doivent constituer des biens privés relevant du domaine marchand ou s’ils doivent au contraire constituer des biens publics.
L’émission de l’e-Dirham n’est pas simplement un changement dans la nature du lien contractuel sous jacent à la BAM. C’est une innovation monétaire qui devrait être accessible et gratuit pour les utilisateurs. A cet effet, seule une option publique d’implémentation garantirait cela, non seulement en diversifiant les modalités d’accès au dirham numérique, mais aussi en générant un effet concurrentiel et compétitif sur l’ensemble du secteur bancaire. Cette option n’a pas besoin d’être exclusive, mais elle est un complément nécessaire à ce que l’on peut raisonnablement attendre de la BAM dans sa contribution à la transformation digitale du pays. Les enjeux de résilience du système de paiement, qui résident dans l’existence de plusieurs systèmes autonomes les uns par rapport aux autres, et d’indépendance stratégique vis-à-vis de fournisseurs étrangers ou de systèmes technologiques propriétaires, justifient également l’exploration profonde de la conception de l’e-Dirham à partir de l’option publique.
Toutes ces options relatives au design et à l’implémentation de l’e-Dirham sont in fine des choix politiques, qui ne devraient, à vrai dire, ne pas être laissés au seul choix de la BAM, mais faire l’objet d’un débat éclairé et démocratique.
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2- Voir le site de l’Atlantic Council Bank Digital Currency Tracker : www.atlanticcouncil.org/cbdctracker/
3- Voir le rapport: « A digital Euro for a better Monetray System: The case for the Public Option » Institute Veblen, Janvier 2023.
4- Voir de l’interview de Fabio Panetta avec le Financial Times du 20 juin 2021.