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La tragédie palestinienne – le mal absolu et la responsabilité du philosophe

Taha Abderrahman (traduction à partir de l’arabe, Rachid Hamimaz). Version intégrale en arabe sur Al-Jazeera Net

Tout comme « le journaliste est l’enfant de son instant », « l’historien celui de son époque », « le politique celui de sa conjoncture » et « le mystique celui de son moment spirituel », « le philosophe est l’enfant de son heure ». Cependant, chaque acteur conserve ses particularités temporelles, ses choix méthodologiques et ses finalités cognitives. Poussé par la conscience et le poids de la responsabilité humaine, je m’engage ici dans une réflexion sur l’événement majeur qui marque notre époque : l’apparition du mal absolu.

Face à ce phénomène, je soulève plusieurs questions fondamentales, auxquelles je vais esquisser des réponses :

• Qu’entend-on par apparition du mal absolu ?

• Quelle est sa nature profonde ?

• Quelles sont ses causes invisibles ?

• Quels en sont les effets à long terme ?

• Et surtout, comment pouvons-nous efficacement le combattre ?

  1. Qu’entend-on par apparition du mal absolu ?

À première vue, les notions de « mal absolu » et d’« apparition » peuvent sembler contradictoires : l’absolu échappe à toute perception directe, tandis que ce qui apparaît est par définition limité et accessible à nos sens. Cependant, cette contradiction disparaît lorsqu’on comprend que le mal absolu n’est pas une entité concrète que l’on pourrait identifier directement. Il se manifeste à travers des actes d’une extrême nocivité, caractérisés par trois propriétés :

1. Paralysie de la raison et de la volonté

Le mal absolu est d’une telle intensité qu’il échappe à la compréhension humaine. La raison ne peut ni le concevoir pleinement ni l’accepter, et la volonté est impuissante à le choisir ou à l’affronter délibérément.

2. Intensité croissante

Les actes de mal absolu ne connaissent ni limite ni épuisement. Plus on explore leurs manifestations, moins on y trouve la moindre trace de bien. Chaque acte semble plus destructeur que le précédent, déclenchant une spirale de souffrance et de destruction potentiellement infinie.

3. Dissimulation sophistiquée

Le mal absolu se dissimule habilement, souvent derrière des apparences trompeuses. Plus les auteurs de ce mal maîtrisent les technologies et les sciences, plus leurs actes deviennent insidieux et difficiles à détecter. Cette invisibilité est parfois plus pernicieuse que le mal visible, car elle empêche toute opposition consciente et efficace.

  1. Quelle est la nature profonde du mal absolu ?

La nature essentielle du mal absolu se manifeste de manière paradigmatique dans le meurtre intentionnel de victimes innocentes. Parmi elles, les enfants représentent l’innocence à son apogée. C’est pourquoi le meurtre d’enfants incarne le mal absolu à son paroxysme. Ce mal se déploie selon trois éléments fondamentaux :

1. Élimination de l’innocence

Le meurtre d’un enfant ne vise pas seulement sa vie physique, mais surtout l’annihilation de son innocence. En tuant l’enfant, on détruit l’essence même de l’enfance, qui est au cœur du concept d’innocence.

2. Destruction de la fitra (nature innée)

L’innocence de l’enfant découle de sa fitra – cette disposition naturelle à reconnaître le bien. En détruisant cette innocence, on brise le lien fondamental de l’homme avec sa nature originelle.

3. Anéantissement des valeurs

La fitra est le réceptacle des valeurs morales au sein de l’être humain. En la détruisant, on anéantit les fondements mêmes des valeurs, privant ainsi l’humanité de toute capacité à distinguer le bien du mal.

Ainsi, le mal absolu dépasse la simple crise des valeurs ou leur inversion. Il consiste en leur annihilation totale, plongeant l’humanité dans un état de confusion morale où il devient impossible de discerner le vrai du faux, le bien du mal. Cela ouvre la voie à une perversion totale des repères éthiques.

  1. Comment le mal absolu se distingue-t-il des autres formes de mal ?

Le mal absolu que je décris se distingue à la fois du mal radical de Kant et du mal banal d’Arendt :

• Le mal radical de Kant postule que le mal est enraciné dans la nature humaine, de sorte qu’il serait impossible de l’en extirper complètement. Cette thèse est contestable, car l’être humain possède à la fois une prédisposition au bien et au mal.

• Le mal banal d’Arendt désigne l’obéissance aveugle aux ordres, sans réflexion ni jugement moral. Ce concept se limite à des cas spécifiques d’individus subordonnés, tandis que le mal absolu touche l’ensemble de l’humanité. Il n’est pas le fruit d’une soumission aveugle, mais d’une intention consciente, réfléchie et délibérée de perpétrer un mal continu.

  1. Quelles sont les causes invisibles du mal absolu ?

L’une des causes fondamentales du mal absolu réside dans la rupture du pacte de la volonté humaine avec le divin. Contrairement à l’idée reçue, l’essence de l’être humain ne repose pas uniquement sur sa rationalité, mais sur sa capacité à contracter des pactes. L’homme est un être de pactes : il est lié par des engagements envers Dieu, les prophètes, la société et lui-même.

Le pacte fondamental consiste à aligner la volonté humaine sur la volonté divine. Ce pacte est la source de la liberté et de la responsabilité. Lorsqu’il est rompu, tous les autres pactes se brisent, plongeant l’humanité dans un chaos moral et existentiel.

  • Quels sont les effets à long terme du mal absolu ?

1. Pour les auteurs du mal

Ceux qui commettent le mal absolu se dépouillent progressivement de leur humanité. Bien qu’ils conservent une apparence humaine, leur esprit devient purement instrumental, détaché de toute valeur morale, tandis que leurs émotions se coupent des relations humaines authentiques. Leur conscience se transforme en un mécanisme froid, insensible.

2. Pour les sociétés victimes

Les sociétés confrontées au mal absolu développent une relation de détachement vis-à-vis du monde matériel. Elles cessent de voir les biens comme des possessions et les considèrent plutôt comme des dépôts à préserver. Cette expérience peut également élever ces sociétés sur le plan spirituel, faisant d’elles des modèles éthiques capables de mener une révolution morale nécessaire au salut de l’humanité.

  • Comment lutter efficacement contre le mal absolu ?

La lutte contre le mal absolu repose sur deux piliers fondamentaux : la raison et la révélation.

• La révélation enseigne que tuer une seule âme innocente équivaut à tuer l’humanité entière, soulignant ainsi l’importance de la responsabilité collective.

• La raison montre que la destruction de la fitra équivaut à une annihilation des valeurs, nécessitant une réhabilitation morale globale.

Les musulmans ont une responsabilité particulière dans cette lutte, car ils sont les porteurs du dernier message éthique. Ils doivent prendre la tête du combat contre le mal absolu, en fournissant aux peuples affectés à la fois un soutien matériel et un soutien spirituel. Leur mission consiste à réhabiliter les valeurs fondamentales et à guider l’humanité vers un ordre moral restauré.

Conclusion : Restaurer les pactes pour vaincre le mal absolu

La seule voie pour vaincre le mal absolu est de revenir à la loi de la fitra et de réhabiliter les pactes brisés. Cette tâche incombe principalement aux musulmans, en tant que gardiens du dernier message éthique. Ils ont la mission de guider l’humanité vers une réhabilitation morale et spirituelle, condition indispensable à la survie et au salut de l’humanité.

Ainsi, la lutte contre le mal absolu ne consiste pas seulement à combattre les manifestations visibles de la violence, mais aussi à rétablir l’ordre moral fondamental, sans lequel ni la survie ni le salut de l’humanité ne sont possibles.

Biographie de l’auteur : Abderrahman Taha, né en 1944 à El Jadida, est un philosophe marocain prolifique qui a consacré sa vie à repenser la civilisation islamique à travers la logique, le Kalām, le langage et les fondements juridiques islamiques (Usūl al-fiqh). Face aux crises du monde musulman contemporain, il s’est donné pour mission de libérer les musulmans des formes rigides de Taqlīd (imitation) vis-à-vis de l’épistémologie et de l’ontologie occidentales, tout en mettant en lumière pour les non-musulmans la richesse éclatante de l’héritage islamique.

Taha figure parmi les rares penseurs à dépasser la dichotomie entre tradition et modernité, ouvrant un espace où l’identité islamique peut se renouveler sans se plier aux cadres épistémologiques dominants. Il propose ainsi une voie de réconciliation entre tradition et modernité, en appelant à une émancipation intellectuelle et spirituelle fondée sur une redécouverte authentique du potentiel créatif de l’islam.

Aujourd’hui, il est considéré comme une figure incontournable dans les cercles intellectuels du monde arabe et au-delà. Sa critique de l’hégémonie culturelle occidentale et son appel à redécouvrir le potentiel spirituel et intellectuel de l’islam résonnent particulièrement avec les réflexions contemporaines sur la décolonisation du savoir et les projets d’émancipation intellectuelle.

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