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De la Trahison dans les sociétés arabes

Rachid Hamimaz

“Le juste n’est pas celui qui ne fait jamais de mal, mais celui qui, chaque fois qu’il a le choix, préfère le bien au mal.” - Blaise Pascal, Pensées

"Le plus grand mal dans le monde est le mal commis par des gens qui n’ont jamais décidé d’être bons ou mauvais.” - Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem

La tragédie palestinienne actuelle expose de façon frappante la trahison de plusieurs régimes arabes et de leurs élites intellectuelles, une trahison qui ne passe pas inaperçue pour quiconque observe la situation de près.

Quand on parle de trahison, on évoque un acte délibéré de rupture avec des valeurs, des engagements ou des responsabilités partagées. Il est souvent motivé par des intérêts personnels comme le maintien de privilèges ou la protection de sa réputation, de ses rentes de position comme on les appelle en Économie. C’est le choix de tourner le dos à une cause commune, à un groupe ou à des principes auxquels on était, en théorie, loyal. Dans le contexte des régimes du Moyen-Orient, cette trahison se traduit par la priorité donnée à des alliances extérieures, aux dépens de la défense des droits des peuples opprimés, notamment des Palestiniens. C’est une question morale complexe qui met en lumière la tension entre l’intérêt collectif et la survie politique individuelle.

En pratique, cette trahison se manifeste par le silence face au supplice en direct d’un peuple, sans action ni protestation. Pourtant, les États arabes disposent d’une force diplomatique qu’ils pourraient utiliser. La léthargie des réunions de la Ligue arabe illustre bien ce manque de volonté et les compromis faits par ces régimes, qui ont clairement choisi de défendre d’autres intérêts.

Quant aux intellectuels, parmi lesquels certains ont une voix qui porte au-delà des frontières, ils ont le pouvoir des mots, la capacité de dénoncer l’injustice par leurs écrits et leurs discours. Mais leur silence montre un désengagement inquiétant, trahissant non seulement leurs croyances personnelles, mais aussi les principes qu’ils devraient ou qu’ils nous avaient habitué à défendre. Cela relève d’une trahison morale profonde qui laisse un vide dans la conscience collective.

La déception envers les intellectuels est immense, alimentée par leur silence, un silence qui apparaît non seulement indigne, mais qui constitue l’une des plus grandes trahisons de notre époque. C’est avant tout une trahison envers leur propre mission, envers leur vocation fondamentale. Et qui pourrait encore les écouter ou leur accorder la moindre crédibilité sur les grandes questions de la société, après qu’ils se soient autant aplatis devant l’Injustice ? « Dis-moi comment tu as agi avec les autres, et je te dirai comment tu te comporteras avec moi ».

Le mot “intellectuel” trouve ses origines dans le latin intellectus, qui signifie “compréhension”, dérivé de intelligere, évoquant l’action de “comprendre”, “percevoir”, ou “savoir”. Le concept moderne de l’intellectuel s’est véritablement affirmé lors de l’affaire Dreyfus en France, où des figures influentes ont utilisé leur esprit critique pour s’engager dans le débat public et défendre des causes morales et politiques. C’est ce rôle d’éclaireur, de défenseur des valeurs et de la justice, qui donne à l’intellectuel son importance et sa responsabilité.

Une société qui reste muette face au spectacle désolant de ses penseurs frappés d’aphasie intellectuelle est une société en souffrance, s’enfonçant inéluctablement vers des abîmes profonds. C’est une société dont l’avenir incertain inspire crainte et inquiétude.

L’évocation de la tragédie palestinienne nous semble porter une charge particulière, comme une empreinte douloureuse qui attire sur nous des regards accusateurs. Parler de ce sujet crée un malaise, comme si l’aborder nous exposait à des jugements ou à une honte insupportable. La tragédie apparaît presque comme une calamité qu’il vaudrait mieux taire, oublier, de peur de s’en trouver soi-même souillé. Nous observons que beaucoup préfèrent détourner le regard, évitant ce sujet brûlant, et se réfugient derrière des publications superficielles sur les réseaux sociaux, mélangeant légèreté, distraction et parfois une spiritualité déconnectée. Ils ne savent pas que le courage, qui leur fait cruellement défaut aujourd’hui, était jadis la force de leurs ancêtres. Ces derniers avaient su repousser l’occupant de leurs terres et n’hésitaient jamais à dénoncer l’injustice, où qu’elle se manifeste. Cet héritage précieux s’est, hélas, tragiquement éteint.

Même lors de moments où l’on pourrait s’attendre à ce que ce drame soit évoqué, comme lors des cérémonies religieuses, il demeure tabou. On évite d’en parler, de peur de troubler l’ordre établi ou de provoquer des débats inconfortables. Même les prières, lorsqu’elles sont formulées, sont souvent superficielles, déclamées plus pour la forme que par conviction, comme si l’on cherchait à rapidement passer à autre chose. Cela donne l’impression d’un désir collectif d’effacer ce sujet de la conscience publique, plutôt que de chercher à communier sincèrement pour alléger la souffrance d’un peuple éprouvé.

Même une partie des populations, qui s’enflamme pour un match de football dans des cafés bondés au point de poursuivre leur animation dans la rue, semble participer à cette indifférence généralisée. Ce désintérêt collectif contribue, d’une certaine manière, à aggraver la trahison.

Ce texte, produit d’une profonde méditation, essaie de retracer les racines lointaines de cette trahison dans la société arabe. Elle remonte aux débuts de l’islam. Notre objectif est de mieux comprendre pourquoi elle a pris une telle ampleur aujourd’hui, à tel point qu’elle suscite l’incompréhension de nombreux observateurs étrangers, ardents défenseurs des droits de l’homme.

J’ai structuré cette analyse autour de plusieurs points clés pour mieux cerner la question de la trahison dans le contexte arabe.

(A) Commencer par l’époque prophétique : Je souhaite établir un lien entre la trahison et les principes fondamentaux de l’islam. En mettant en avant l’impact de ces événements historiques, on comprend comment les notions de loyauté et d’unité ont pris racine dans la conscience collective dès l’origine de la civilisation islamique. Cela montre que la question de la trahison ne date pas d’hier ; elle est profondément ancrée dans l’histoire et les valeurs de la région.

(B) Mettre en lumière les épisodes historiques : L’idée est d’explorer des moments-clé où la trahison a eu des conséquences dramatiques, créant des schémas de vulnérabilité et des déclins successifs. On découvre alors que ce n’est pas simplement un problème moral, mais une réalité qui a eu des répercussions politiques et civilisationnelles profondes. Cette analyse historique aide à mieux comprendre les enjeux de stabilité et de solidarité aujourd’hui.

(C) Adopter une perspective sociologique : Cela permet d’aller au-delà des explications simplistes, qui voient la trahison uniquement comme un échec moral. En étudiant les forces sociales et culturelles qui influencent les comportements, on arrive à une compréhension plus nuancée. On voit alors que la trahison peut être le reflet des tensions structurelles qui traversent les sociétés arabes, ce qui rend l’analyse plus riche et plus pertinente.

(D) Aborder la complexité des causes : Il est essentiel de montrer que la trahison ne résulte pas d’un seul facteur. Les théories sociologiques et philosophiques offrent des éclairages précieux pour comprendre les contextes et les motivations qui poussent des individus ou des groupes à trahir. Cela ouvre la porte à une réflexion sur la stabilité des sociétés arabes et la recherche de solutions plus globales et durables.

(E) Examiner le rôle des intellectuels arabes : Ces figures jouent un rôle crucial dans la défense des valeurs et la transmission de l’éthique. Mais leur silence, souvent dicté par la peur ou le désir de conserver leurs privilèges, affaiblit la confiance que les populations peuvent avoir en eux. Cela soulève des questions éthiques importantes et appelle à une nouvelle responsabilité intellectuelle pour renforcer la cohésion sociale.

(F) Explorer l’importance de la religion : La religion occupe une place centrale dans la définition des normes morales et sociales dans le monde arabe. Analyser comment la trahison est perçue et sanctionnée par la jurisprudence islamique nous aide à saisir les racines profondes de ce phénomène. Cela montre aussi comment les enseignements islamiques cherchent à maintenir la justice et la cohésion sociale, en lien direct avec la fragilité de l’unité sociale observée aujourd’hui.

(G) Intégrer des voix arabes contemporaines : Cela permet de donner une dimension authentique à l’analyse. Des auteurs et penseurs arabes offrent des critiques qui résonnent avec les préoccupations actuelles, comme la lutte contre l’occidentalisation ou le déclin des valeurs morales. En ajoutant ces perspectives culturelles et littéraires, on enrichit notre compréhension de la trahison et de ses multiples dimensions.

A) La trahison au commencement de la mission prophétique : quand l’avènement de l’Islam se heurte à la perfidie

L’apparition de l’islam en Arabie a été marquée par des défis monumentaux, et la trahison a joué un rôle clé dans ces épreuves, menaçant l’unité de la jeune communauté musulmane. Ce contexte historique montre comment des tensions internes ont failli compromettre la survie de l’État islamique naissant, même lorsque des ennemis extérieurs cherchaient à anéantir ce nouveau mouvement. Ces trahisons, loin d’être de simples incidents, reflètent les fractures sociales, politiques et religieuses qui traversaient la péninsule arabique au VIIe siècle.

À l’époque, l’Arabie était structurée autour des tribus, et la loyauté envers sa tribu l’emportait sur toute autre considération. L’islam est arrivé avec un message révolutionnaire d’unité qui transcendait les liens de sang, et ce message a provoqué une résistance considérable. Le Prophète Muhammad a tenté de créer une nouvelle communauté, l’Ummah, fondée sur la foi commune plutôt que sur l’appartenance tribale. Mais cette transition s’est faite dans la douleur. Certaines tribus, se sentant menacées ou encore hésitantes face à ce nouveau système de valeurs, se sont parfois liguées contre la communauté musulmane si cela servait leurs intérêts. Les alliances et les pactes étaient fragiles, et leur rupture pouvait avoir des conséquences désastreuses.

1. La bataille de Uhud (625 apr. J.-C.)

Après leur éclatante victoire à Badr, les musulmans ont dû affronter les Qurayshites lors de la bataille de Uhud. Mais avant même que la bataille ne commence, une trahison majeure a eu lieu : Abdullah ibn Ubayy, chef influent des hypocrites de Médine, se retira avec 300 de ses hommes, réduisant les forces musulmanes de 1 000 à 700. Cette défection a sévèrement affaibli l’armée musulmane. De plus, l’indiscipline des archers, qui quittèrent leurs positions pour piller le butin, permit à l’ennemi de contre-attaquer. Cette bataille a illustré un problème majeur auquel le Prophète était confronté : maintenir l’unité et la discipline d’une armée composée de croyants dévoués, mais aussi d’individus dont la loyauté restait incertaine. La bataille de Uhud est devenue un symbole de la fragilité et des dangers que la trahison et l’indiscipline pouvaient causer.

2. L’expulsion de Banu Qaynuqa (624 apr. J.-C.)

La propagation de l’Islam ne se faisait pas seulement par la guerre, mais aussi par des alliances comme la Constitution de Médine, un pacte de coexistence entre musulmans, juifs et autres tribus de la ville. Cependant, la tribu juive des Banu Qaynuqa rompit cet accord après la bataille de Badr, affichant une hostilité ouverte envers les musulmans. Leur trahison, perçue comme une menace directe pour Médine, força le Prophète à ordonner leur expulsion. Cette décision n’était pas prise à la légère, mais elle était nécessaire pour préserver la sécurité de la communauté naissante. Cet épisode a démontré les risques des alliances brisées et la nécessité d’agir avec fermeté.

3. Le complot de Banu Nadir (625 apr. J.-C.)

Une autre tribu juive, Banu Nadir, complota pour assassiner le Prophète Muhammad, exacerbant les tensions déjà présentes. Ce complot révéla la fragilité des pactes établis par la Constitution de Médine. En réponse, le Prophète exigea leur expulsion, et Banu Nadir se réfugièrent à Khaybar, où ils continuèrent de s’opposer aux musulmans. Cet incident a mis en lumière la menace constante des conspirations internes et a nécessité des mesures fermes pour assurer la stabilité de Médine.

4. La trahison de Banu Qurayza (627 apr. J.-C.)

L’un des épisodes les plus dramatiques de trahison s’est produit pendant la bataille du Fossé (Al-Khandaq). Alors que Médine était assiégée par les Qurayshites et leurs alliés, Banu Qurayza, qui pourtant avait pactisé avec les musulmans, rompit son alliance en négociant avec l’ennemi. Cette trahison exposa Médine à une grave menace intérieure. Après la levée du siège, les musulmans assiégèrent Banu Qurayza, et leur sort fut réglé selon les lois tribales de l’époque. Cet événement a montré à quel point la trahison interne pouvait être dangereuse, surtout en période de crise.

5. L’incident de Bi’r Ma’una (625 apr. J.-C.)

La trahison n’a pas été limitée aux grandes batailles. Par exemple, lorsque le Prophète envoya 70 compagnons pour enseigner l’Islam, ceux-ci furent massacrés par des tribus malgré un accord de protection. Cette attaque tragique, causée par la trahison de membres des Banu Sulaym et Banu Amir, a souligné l’insécurité des routes et la perfidie des ennemis de l’Islam. Cet épisode montrait la fragilité des musulmans même dans leurs efforts pacifiques.

6. La campagne contre Khaybar (628 apr. J.-C.)

L’oasis de Khaybar, où s’étaient réfugiés les Banu Nadir, était devenue un centre d’opposition. Les habitants de Khaybar avaient formé des alliances avec les Qurayshites pour attaquer Médine. La campagne contre Khaybar a donc été une réponse stratégique pour neutraliser cette menace et garantir la sécurité des musulmans.

L’époque prophétique montre que la trahison a été l’un des plus grands défis auxquels la communauté musulmane a dû faire face. Ces actes de félonie n’étaient pas des incidents isolés, mais des menaces sérieuses qui nécessitaient des réponses réfléchies et justes. Le Prophète Muhammad a su gérer ces crises avec sagesse, en préservant l’unité de la communauté tout en répondant fermement aux dangers. Ces événements ont montré l’importance de la vigilance, de la justice, et de la solidarité, des leçons qui résonnent encore dans le monde arabe contemporain.

Les divisions internes et les actes de trahison ont montré que la désunion pouvait être aussi dangereuse que les ennemis extérieurs. Ces histoires nous rappellent que l’unité et la loyauté sont cruciales pour la survie d’une communauté, et elles continuent d’inspirer des réflexions sur la gestion des crises et la résilience collective.

B) La trahison au cœur de l’effondrement de la civilisation arabo-islamique

Tout au long de l’histoire des sociétés arabes, la trahison interne a été un facteur déterminant dans leur affaiblissement, ouvrant la voie aux ingérences extérieures. Souvent motivées par des ambitions personnelles, des conflits idéologiques ou des pressions externes, ces trahisons ont joué un rôle clé dans de nombreux bouleversements et défaites majeures de la région.

Un exemple frappant est la chute de Bagdad en 1258. Cette ville, qui était le centre de l’Empire abbasside et un phare culturel du monde islamique, est tombée aux mains des Mongols, en partie à cause de la conspiration du vizir Ibn al-Alkami. Mécontent des politiques du calife al-Musta’sim, il a délibérément affaibli les défenses de la ville, facilitant ainsi l’invasion mongole. Le résultat a été la fin brutale du califat abbasside, marquant une destruction qui a laissé une cicatrice profonde dans l’histoire de l’islam. Cet exemple montre comment les ambitions personnelles, même justifiées par des désaccords politiques, peuvent conduire à l’effondrement de civilisations entières.

La chute de Grenade en 1492 est un autre exemple des conséquences des divisions internes. Le dernier royaume musulman d’Espagne, miné par des luttes de pouvoir entre le sultan Boabdil et son oncle Muhammad XIII, était trop affaibli pour résister à l’avancée des Rois Catholiques. Boabdil, dans le but de consolider sa position, fit des accords avec les souverains chrétiens, facilitant ainsi la reconquête de l’Andalousie. Cette trahison, alimentée par des conflits familiaux et des rivalités internes, a mené à la perte d’un territoire dans lequel la culture islamique avait prospéré pendant des siècles.

L’expansion ottomane au XVIe siècle a également mis en lumière la fragilité des alliances arabes. Lors de la bataille de Marj Dabiq en 1516, plusieurs émirs mamelouks refusèrent de combattre ou désertèrent, contribuant à la défaite des Mamelouks face aux Ottomans. Cela a permis à l’Empire ottoman de s’imposer durablement sur le monde arabe, initiant des siècles de domination étrangère. Ici, la trahison démontre que, même au niveau militaire, le manque de loyauté et de coordination entre les factions arabes a souvent permis à des forces extérieures de s’imposer.

La colonisation européenne au XIXe et au début du XXe siècle en est un autre exemple. En Algérie, la résistance contre l’occupation française a été entravée par des rivalités tribales et des collaborations avec l’ennemi. Certains chefs locaux ont préféré sauvegarder leurs intérêts en collaborant avec les Français, plutôt que de s’unir pour résister. L’Émir Abdel Kader en a fait les frais. Ces divisions internes ont facilité l’établissement d’un contrôle colonial qui allait durer plus de 130 ans, soulignant la vulnérabilité d’une société morcelée face à un adversaire unifié.

La révolte arabe de 1916, menée contre l’Empire ottoman pendant la Première Guerre mondiale, est un cas encore plus révélateur. Espérant obtenir l’indépendance avec le soutien des Britanniques, les Arabes furent finalement trahis par les accords secrets Sykes-Picot, qui divisaient le Moyen-Orient entre la France et la Grande-Bretagne. Cet aveuglement collectif face aux ambitions des puissances européennes a révélé combien il était dangereux de placer sa confiance en des alliés extérieurs.

L’établissement de l’État d’Israël en 1948 est un autre exemple des conséquences de la désunion arabe. Les rivalités politiques, l’absence de coordination militaire et les querelles internes ont gravement affaibli leur réponse à la création de l’État d’Israël, aboutissant à des échecs militaires successifs. Ce manque d’unité a durablement marqué la région et mis en lumière les répercussions désastreuses de la désunion et de la trahison.

Les crises contemporaines, comme l’invasion de l’Irak en 2003 ou la guerre civile syrienne depuis 2011, continuent de montrer les ravages des trahisons internes. L’invasion américaine de l’Irak a été facilitée par des membres de l’opposition irakienne qui, espérant des gains personnels, ont contribué à la déstabilisation du pays. Le leader irakien Saddam Hussein a été livré « clefs en main » aux forces américaines  par un membre affluent de sa tribu de naissance en échange d’une perspective d’enrichissement et de protection. En Syrie, la guerre civile a été aggravée par des défections, des conflits entre factions, et l’intervention de puissances étrangères, ce qui a plongé le pays dans un chaos destructeur.

En somme, l’histoire des sociétés arabes est marquée par des moments où la trahison interne a précipité leur effondrement face à des forces extérieures. Qu’il s’agisse d’ambitions personnelles, de rivalités politiques ou de manipulations étrangères, ces divisions ont souvent offert aux ennemis l’opportunité d’intervenir. Ces leçons amères rappellent que la désunion interne est souvent l’arme la plus puissante de l’adversaire qui a très bien compris la sociologie et la psychologie des arabes. L’unité nationale reste essentielle pour résister aux ingérences et protéger les intérêts collectifs, une vérité que l’histoire n’a cessée de nous rappeler.

C) Une sociologie de la trahison dans les sociétés arabes

Pour mieux comprendre la trahison dans les sociétés arabes, il est essentiel d’adopter une perspective sociologique qui explore les forces sociales, les relations de pouvoir, et les contextes historiques qui ont façonné ce phénomène. Au lieu de considérer la trahison comme un simple échec moral, elle peut être vue comme l’épiphénomène des complexités de la société arabe.

1. Héritage historique et divisions

L’histoire de la région est marquée par des frontières artificielles héritées du colonialisme et par des stratégies de “diviser pour régner.” Ces éléments ont produit des identités conflictuelles, où les allégeances ethniques, tribales ou religieuses se sont souvent retrouvées en concurrence avec celles de l’État. Ces scissions ont créé un terrain fertile pour la trahison, qui peut parfois être perçue comme un acte de survie ou de défense de sa propre communauté face à des structures étatiques perçues comme hostiles ou injustes.

2. Structures sociales et loyautés

Les sociétés arabes sont encore profondément influencées par des affiliations tribales et claniques, où la loyauté envers la famille ou la tribu prime habituellement sur l’identité nationale. Dans ce contexte, la trahison peut se produire lorsque les intérêts d’un groupe entrent en conflit avec ceux de la communauté plus large. Les réseaux de solidarité sont essentiels pour l’accès aux ressources, et la rupture de ces liens est perçue comme une trahison, affectant la dynamique de pouvoir et de confiance.

3. Facteurs politiques et répression

Les contextes autoritaires et les régimes instables faisaient souvent de la trahison un outil de survie. Dans de telles conditions, les individus cherchent des alliances stratégiques pour se protéger ou accéder au pouvoir. Les coups d’État et l’instabilité politique ont ancré l’idée que la loyauté est malléable, influencée par les circonstances. Par ailleurs, les ingérences étrangères ont exploitaient souvent ces divisions internes, soutenant certaines factions et exacerbant les méfiances mutuelles.

4. Ressentiment socio-économique

Les inégalités économiques et l’exclusion sociale nourrissent un climat de méfiance généralisée. Lorsque des groupes marginalisés sentent que le système ne répond pas à leurs besoins, la trahison devient une réponse compréhensible, voire justifiable. La corruption omniprésente sape la confiance dans les institutions, et les gens sont souvent poussés à trahir pour garantir leur survie ou améliorer leur situation. Ce ressentiment socio-économique crée un terreau propice aux divisions.

5. Normes culturelles et honneur

Dans les sociétés arabes, la trahison est étroitement liée aux notions d’honneur et de honte. Ici, l’intégrité et la solidarité sont des valeurs fondamentales, et trahir est un acte qui dépasse la simple dimension individuelle : il souille l’honneur d’une famille ou d’une tribu tout entière. Cependant, ce même code de l’honneur peut justifier des actes de trahison si cela permet de défendre le prestige ou les intérêts de son propre groupe. Il peut aussi s’effriter face à la cupidité et aux tentations générées par une modernité non assimilée. Cette complexité des normes culturelles influence les choix des individus.

6. Rôle de la religion

La religion joue un rôle ambivalent dans la question de la trahison. D’un côté, elle encourage la loyauté et la solidarité à travers des enseignements spirituels ; de l’autre, elle peut être réinterprétée et utilisée pour justifier des trahisons. Les divisions sectaires, comme celles entre sunnites et chiites, ont été sources de conflits et d’accusations mutuelles de trahison au fil de l’histoire. Les dirigeants politiques instrumentalisent souvent la religion pour légitimer leur pouvoir ou discréditer leurs adversaires, aggravant ainsi les tensions.

Dans les sociétés arabes, la trahison est profondément enracinée dans des dynamiques sociopolitiques complexes. Ce n’est pas une question de caractéristiques culturelles innées, mais le résultat de contextes historiques particuliers, de structures sociales rigides et de luttes de pouvoir intenses. Le sociologue Pierre Bourdieu parle de structures génétiques. Pour dépasser les jugements simplistes, il faut comprendre ces nuances et s’attaquer aux causes profondes des divisions. Cela nécessite des politiques inclusives, des réformes qui réduisent les inégalités, et des efforts pour restaurer la confiance et renforcer la cohésion sociale. Une meilleure compréhension sociologique de ces enjeux peut aider à construire des sociétés plus unies et résilientes.

D) Une Sociologie de la Trahison : Perspectives Théoriques

Pour comprendre la trahison dans les sociétés modernes et historiques, il est pertinent d’adopter une approche sociologique en s’appuyant sur des penseurs comme Ibn Khaldoun, Émile Durkheim, Zygmunt Bauman, et Niklas Luhmann. Leurs approches montrent que la trahison est bien plus qu’un simple acte de faiblesse morale : c’est un phénomène profondément enraciné dans les structures sociales, les changements culturels et les systèmes de confiance.

1. Ibn Khaldoun : Cohésion Sociale et Déclin de l’Asabiyyah

Ibn Khaldoun, dans sa célèbre Muqaddimah, explique la trahison par l’affaiblissement de l’Asabiyyah, ou solidarité sociale. Selon lui, les groupes et les dynasties prospèrent grâce à une forte solidarité interne qui leur permet de rester unis. Mais avec le temps, cette cohésion se détériore, souvent à cause de la corruption, de la recherche de privilèges individuels et de querelles internes. Lorsque les membres d’un groupe privilégient leurs intérêts personnels au détriment du bien commun, la trahison devient inévitable. C’est ce qui conduit à la fragmentation et, en fin de compte, à l’effondrement des structures sociales. Ibn Khaldoun nous montre que la trahison est un symptôme de la décadence d’une société, qui devient alors vulnérable aux menaces extérieures.

2. Émile Durkheim : Conscience Collective et Anomie

Émile Durkheim voit la trahison comme une rupture avec la conscience collective, ce socle de croyances et de valeurs qui maintient la cohésion d’une société. Dans les sociétés à solidarité mécanique, où les liens communautaires sont très forts, une trahison menace directement l’unité sociale. Dans les sociétés à solidarité organique, où les rôles sont diversifiés et interdépendants, la trahison perturbe la confiance nécessaire au bon fonctionnement de la société. Durkheim associe ce phénomène à l’anomie, un état dans lequel les normes sociales s’affaiblissent, laissant les individus désorientés et plus enclins à trahir les valeurs communes. Ainsi, lorsque les règles sociales ne sont plus claires, la trahison devient plus fréquente.

3. Zygmunt Bauman : Modernité Liquide et Engagements Fragiles

Zygmunt Bauman, avec son concept de modernité liquide, décrit un monde dans lequel les engagements sont de plus en plus précaires et où les relations humaines sont marquées par une grande instabilité. Dans ce contexte, les individus sont encouragés à privilégier leur liberté personnelle, même si cela signifie rompre des engagements. La trahison devient plus courante dans une société où tout est fluide, où les valeurs et les institutions sont perçues comme temporaires et changeantes. Les liens deviennent transactionnels, et les engagements sont perçus comme des risques plutôt que comme des fondations solides. Ce climat d’incertitude favorise une culture dans laquelle la trahison est presque normalisée.

4. Niklas Luhmann : Systèmes Sociaux et Rupture de la Confiance

Niklas Luhmann, dans sa théorie des systèmes sociaux, considère la trahison comme une violation de la confiance, un élément vital pour maintenir la stabilité des interactions sociales. Lorsque la confiance est rompue, cela augmente l’incertitude et peut désorganiser tout un système, qu’il s’agisse de l’économie, de la politique, ou des relations humaines. Luhmann souligne que la trahison force les sociétés à renforcer leurs mécanismes de contrôle et de régulation, créant des systèmes de plus en plus complexes pour gérer la méfiance. Cette vision souligne la fragilité des systèmes sociaux, qui peuvent être sérieusement ébranlés par des comportements déviants.

Conclusion : Une Vision multiple de la Trahison

Les théories de ces penseurs nous offrent une vision complexe de la trahison, qui va au-delà de la morale individuelle. Pour Ibn Khaldoun, elle est le résultat de la perte de la solidarité fondamentale ; pour Durkheim, elle naît de l’érosion des normes et de l’anomie ; pour Bauman, elle découle de la modernité liquide et de la fragilité des engagements ; et pour Luhmann, c’est une rupture de la confiance qui déstabilise les systèmes sociaux. Ensemble, ces perspectives montrent que la trahison est un reflet des tensions, des transformations et des vulnérabilités au sein des sociétés. Comprendre ces dimensions sociologiques peut aider à créer des stratégies pour renforcer la cohésion sociale, restaurer la confiance, et prévenir les comportements qui menacent l’intégrité des communautés et des institutions.

E) La Sociologie de la Trahison Appliquée aux Intellectuels Arabes

Appliquer la “sociologie de la trahison” aux intellectuels arabes permet de mieux comprendre comment les dynamiques sociales, culturelles et économiques influencent leurs comportements, les amenant parfois à trahir des valeurs primordiales comme la vérité, la justice, et la défense des causes collectives. En s’inspirant de l’œuvre de Julien Benda, « La Trahison des clercs », cette approche sociologique montre comment les intellectuels peuvent céder à des compromis éthiques, sacrifiant leur mission de défendre des principes transcendants.

1. Les Intellectuels et le Pouvoir : Une Relation de Complicité

Julien Benda critiquait les “clercs” de son époque pour avoir abandonné leur rôle de défenseurs des valeurs universelles en échange d’intérêts matériels ou politiques. Cette critique est étonnamment actuelle lorsqu’on regarde les intellectuels arabes contemporains. Souvent confrontés à des régimes autoritaires, ils doivent choisir entre dire la vérité ou préserver leur statut. La pression est immense : parler signifie risquer des pertes sociales, économiques, ou même la liberté. Ainsi, de nombreux intellectuels optent pour le silence ou la justification du statu quo, devenant des complices passifs des injustices qu’ils devraient dénoncer. La peur de perdre leurs privilèges les conduit à cette trahison silencieuse.

2. Le Silence comme Forme de Trahison

L’un des aspects les plus visibles de cette trahison est le silence des intellectuels face aux crises qui secouent leur région, comme le conflit palestinien ou les injustices dans leurs propres sociétés. Ce silence, loin d’être anodin, est perçu comme une trahison envers les causes qu’ils devraient défendre. Nombre d’entre eux choisissent de se taire pour éviter des représailles ou préserver leur bien-être. Le risque d’emprisonnement, de perte de revenus ou d’exil force beaucoup à s’autocensurer, surtout dans les milieux académiques et médiatiques. La peur devient un moteur de la trahison, transformant la dissidence en un luxe que peu sont prêts à s’offrir.

3. La Rationalisation de la Trahison

Certains intellectuels justifient leur silence en s’appuyant sur des rationalisations morales ou religieuses. Des expressions religieuses comme Al hamdou li llah, qui expriment normalement la gratitude spirituelle, sont détournées pour légitimer l’acceptation de l’injustice. Derrière ces justifications se cachent souvent des motivations plus terre-à-terre : la volonté de préserver un certain confort ou de garantir sa sécurité. Ce phénomène montre comment la religion peut être instrumentalisée pour masquer l’opportunisme ou la lâcheté. En ce sens, la trahison des intellectuels devient non seulement un acte de passivité, mais un refus de prendre des risques au nom de principes plus élevés.

4. Les Intellectuels comme Soutiens de l’Ordre Social

Benda soulignait que les intellectuels trahissent leur vocation lorsqu’ils deviennent des gardiens de l’ordre plutôt que des critiques de ses injustices. Cela s’applique bien aux intellectuels arabes, dont le silence et la passivité contribuent à consolider des régimes qui perpétuent les inégalités. Plutôt que de s’opposer aux injustices, ils préfèrent maintenir l’ordre établi, souvent par peur des conséquences de l’instabilité. Ce choix de défendre l’ordre social, même au détriment de la justice, creuse un fossé entre les élites et les masses populaires, et laisse les structures de pouvoir en place.

5. Conséquences de la Trahison Intellectuelle

La trahison des intellectuels a des répercussions lourdes pour les sociétés arabes. Elle érode la confiance dans les élites intellectuelles et culturelles, les décrédibilise parfois de façon définitive, affaiblit les mouvements de protestation, et légitime des régimes autoritaires qui se nourrissent de ce silence. En reléguant des valeurs universelles comme la justice et la vérité au second plan, les intellectuels créent un climat d’opportunisme et d’apathie sociale. Cela fracture la société, sape la solidarité, et renforce l’individualisme, laissant les citoyens désabusés et sans espoir de changement.

6. Vers une Nouvelle Responsabilité Intellectuelle

Pour retrouver leur rôle de conscience morale, les intellectuels arabes doivent résister à la tentation de la complicité et renouer avec leur mission : défendre des valeurs universelles, même au prix de sacrifices personnels. Cela signifie affronter les pressions politiques et rester fidèles à des idéaux qui transcendent les intérêts individuels. Benda nous rappelle que les intellectuels ont la responsabilité d’être des médiateurs de vérité et de justice, non des instruments des puissants. Ce retour à une responsabilité intellectuelle authentique est crucial pour rétablir la confiance et inspirer des réformes sociales. Mais attendre d’eux un mea culpa, une prise de conscience est pour l’instant un vœu pieux.

Conclusion

La trahison des intellectuels arabes, comme le souligne Julien Benda, est le fruit de dynamiques complexes de peur, de pouvoir et d’opportunisme. Pour la comprendre, il faut une analyse sociologique qui tienne compte des pressions culturelles et sociales auxquelles ces élites sont soumises. Redéfinir le rôle de l’intellectuel comme voix critique et engagée est indispensable pour redonner espoir et cohésion à des sociétés qui en ont désespérément besoin. Cela passe par un engagement courageux et une volonté de défendre des principes qui dépassent les gains personnels.

F) La Trahison dans la Jurisprudence Islamique

La perspective éthique et religieuse de la trahison complète les analyses historiques et sociologiques en offrant un cadre normatif, profondément enraciné dans la tradition islamique. Dans le contexte des sociétés arabes, la trahison (خيانة - khiyana) est un concept non seulement social et historique, mais aussi fondamentalement moral et spirituel, régulé par la jurisprudence islamique (fiqh) et les enseignements éthiques de l’islam.

La jurisprudence islamique considère la trahison comme un péché majeur qui menace la cohésion sociale et sape la confiance, essentielle au bon fonctionnement des relations humaines et des institutions. Ce concept est exploré à travers différents domaines : la violation de la confiance (amanah), le non-respect des engagements (wafa’), l’infidélité dans les relations personnelles, et la trahison politique ou sociale.

1. Fondements Coraniques et Enseignements du Prophète

Le Coran condamne fermement la trahison en soulignant l’importance de la justice, de la fiabilité, et du respect des engagements. Par exemple, la sourate An-Nisa (4:58) ordonne de rendre les dépôts à leurs ayants droit et de juger avec équité. Ces principes sont réaffirmés dans les hadiths du Prophète Muhammad (paix et bénédictions sur lui), qui enseignent que rompre ses promesses et trahir la confiance va à l’encontre de l’identité musulmane. Celui qui trahit ses engagements perd sa dignité spirituelle et se met en marge de la communauté des croyants. « Celui qui rompt sa promesse n’est pas des miens » (rapporté par Muslim).

2. Jurisprudence des Quatre Écoles

Les quatre principales écoles de jurisprudence (hanafite, malikite, shaféite, et hanbalite) sont unanimes sur la gravité de la trahison. La violation de la confiance et la rupture des engagements sont sévèrement sanctionnés. Selon ces écoles, les sanctions varient en fonction de la nature de la trahison : la restitution des biens pour des infractions civiles, et des peines plus sévères, comme des sanctions pénales, pour des trahisons qui menacent la stabilité de la communauté. Des mécanismes de médiation et de réparation sont aussi prévus pour restaurer la justice et résoudre les conflits.

3. Dimensions de la Trahison

• Personnelle : L’infidélité dans le mariage et la tromperie familiale sont considérées comme des péchés graves, pouvant entraîner des conséquences juridiques comme le divorce. Ces actes brisent la confiance intime, essentielle à l’équilibre familial.

• Commerciale : La fraude, la tromperie et le non-respect des contrats sont strictement interdits, car ils érodent la confiance qui régit les transactions économiques. Les pratiques commerciales honnêtes sont fondamentales pour assurer la stabilité du marché.

• Politique : La trahison envers l’État, telle que la sédition ou la collaboration avec l’ennemi, est vue comme une menace sérieuse contre la communauté musulmane (Ummah). De telles actions peuvent justifier des peines sévères, car elles mettent en péril la sécurité collective.

4. Conséquences et Réparations

La trahison a des répercussions profondes sur les plans spirituel, social et politique. Spirituellement, c’est un péché qui exige une repentance sincère (tawbah). Socialement, la trahison fragilise les liens de confiance, ce qui peut conduire à la désintégration des relations et des institutions. L’islam cherche un équilibre entre justice et miséricorde : les actes de trahison doivent être punis, mais il existe aussi des voies de réconciliation. Les sanctions peuvent aller d’amendes et de réparations à des punitions plus sévères, selon la gravité de l’offense.

5. Prévention et Valeurs

L’islam met un fort accent sur la prévention de la trahison en promouvant des valeurs de confiance, d’honnêteté et de transparence. L’éducation morale joue un rôle central pour inculquer ces principes dès le plus jeune âge. Les dirigeants et les figures d’autorité sont encouragés à incarner la justice et la fiabilité, tandis que des institutions solides veillent à maintenir l’intégrité des interactions sociales et des systèmes de gouvernance.

Conclusion

La jurisprudence islamique condamne la trahison sous toutes ses formes, insistant sur l’importance de la confiance, de la loyauté, et du respect des engagements. En s’appuyant sur les enseignements coraniques, les hadiths, et les interprétations juridiques des écoles de pensée, l’islam propose un cadre complet pour décourager, punir, et réparer les actes de trahison, tout en favorisant la réconciliation et la stabilité sociale. Ces principes restent pertinents pour guider les comportements éthiques et les politiques dans le monde musulman contemporain, en encourageant des valeurs qui renforcent la cohésion et la justice au sein des communautés.

G) Perspectives Arabes : Shariati, Mahfouz, Ajami, et al-Hakim

Les penseurs et écrivains arabes comme Fouad Ajami, Ali Shariati, Naguib Mahfouz, et Tawfiq al-Hakim ont chacun exploré le thème de la trahison dans leurs œuvres, en offrant des perspectives uniques, ancrées dans les réalités politiques, culturelles et sociales de leurs contextes respectifs.

1. Fouad Ajami : La Trahison du Nationalisme Arabe

Fouad Ajami analyse la trahison dans le cadre de l’effondrement du nationalisme arabe. Il explique comment les alliances politiques dans le monde arabe ont été façonnées par des intérêts personnels, des rivalités internes et des influences extérieures. Selon Ajami, les régimes arabes trahissaient souvent les idéaux nationalistes en adoptant des pratiques autoritaires, en s’alignant sur les puissances occidentales pendant la Guerre froide, et en sacrifiant la cause collective à des alliances de circonstance. Les guerres arabes-israéliennes illustrent cette dynamique : la désunion et la rivalité entre les États arabes ont affaibli leur position, transformant la solidarité arabe en un concept creux. Pour Ajami, ces trahisons ont laissé des cicatrices profondes, rendant la coopération régionale difficile et exacerbant la fragmentation politique.

2. Ali Shariati : Trahison des Valeurs Sociales et Religieuses

Ali Shariati, penseur iranien assassiné sans doute par la SAVAK, la police politique du Shah en Europe en 1977, aborde la trahison à travers une critique des sociétés musulmanes qui, selon lui, ont abandonné leurs valeurs islamiques fondamentales au profit des idéaux occidentaux. Il voit dans le consumérisme, la sécularisation et l’individualisme une trahison des principes islamiques de justice sociale et de solidarité. Shariati considère que l’aliénation des valeurs spirituelles conduit à la dégradation morale et à une perte de cohésion communautaire. Il appelle à une renaissance des valeurs islamiques pour contrer ces influences destructrices, insistant sur l’importance d’un islam politiquement engagé et socialement conscient. Pour lui, restaurer la solidarité et la justice nécessite de rejeter les trahisons qui diluent l’identité et les fondements culturels des sociétés musulmanes.

3. Naguib Mahfouz : Trahison et Déclin Moral

Le prix Nobel de Littérature Naguib Mahfouz explore la trahison dans le contexte des transformations sociales et politiques de l’Égypte du XXe siècle. Dans La Trilogie du Caire, il illustre les trahisons personnelles et familiales, comme les infidélités ou le rejet des valeurs traditionnelles, qui symbolisent la rupture des liens sociaux. Mahfouz montre également comment la corruption politique et l’opportunisme trahissent les espoirs d’un changement nationaliste, contribuant au déclin moral de la société. Pour Mahfouz, ces trahisons ne sont pas de simples trahisons individuelles, mais le reflet d’une société en crise, écartelée entre son héritage et les défis de la modernité. Son œuvre pose la question de l’identité et de la manière dont les valeurs traditionnelles peuvent coexister avec les forces du changement.

4. Tawfiq al-Hakim : Trahison entre Tradition et Modernité

Tawfiq al-Hakim examine la trahison comme un conflit entre les valeurs traditionnelles et les forces de la modernité. Ses œuvres explorent les dilemmes auxquels sont confrontés les individus, qui doivent souvent choisir entre leurs aspirations personnelles et les attentes de la société. Dans ses nouvelles ou pièces de Théâtre, Al-Hakim dépeint des personnages tiraillés par des choix éthiques complexes, où la trahison personnelle, comme le rejet des valeurs familiales ou la participation à des alliances corrompues, symbolise la lutte des sociétés arabes pour s’adapter aux transformations modernes. Il critique la corruption politique comme une trahison des idéaux collectifs et invite à réfléchir sur l’importance de trouver un équilibre entre tradition et innovation pour préserver la cohésion sociale.

Conclusion

Ces auteurs arabes – Fouad Ajami, Ali Shariati, Naguib Mahfouz, et Tawfiq al-Hakim – apportent une perspective unique sur la trahison, qui se distingue à bien des égards de celle des sociologues occidentaux comme Émile Durkheim, Zygmunt Bauman, et Niklas Luhmann, ainsi que d’Ibn Khaldoun. Bien que tous ces penseurs, qu’ils soient occidentaux ou arabes, reconnaissent les effets dévastateurs de la trahison sur la cohésion sociale, leurs analyses diffèrent en termes de cadre et de focalisation.

Tous s’accordent sur le fait que la trahison est souvent le symptôme de tensions profondes au sein des sociétés, qu’elles soient d’ordre politique, social, ou culturel. Les sociologues occidentaux et Ibn Khaldoun adoptent une approche plus théorique et systémique. Durkheim, par exemple, met l’accent sur l’importance des normes collectives et l’anomie qui favorise la trahison, tandis que Bauman explore les engagements fragiles de la modernité liquide, et Luhmann examine la trahison à travers la rupture des systèmes de confiance qui régulent les interactions sociales. Ibn Khaldoun, de son côté, décrit la trahison comme un signe de la décadence des solidarités tribales (l’Asabiyyah) qui affaiblissent les sociétés et les rendent perméables aux agressions extérieures.

En revanche, les auteurs arabes introduisent une dimension plus culturelle, spirituelle, et nationaliste dans leur analyse. Fouad Ajami met en lumière la trahison des idéaux nationalistes, en insistant sur l’impact de la corruption et des rivalités internes qui ont miné la solidarité arabe face aux défis historiques et contemporains. Ali Shariati dénonce la trahison des valeurs religieuses et sociales, soulignant l’aliénation provoquée par l’adoption aveugle des valeurs occidentales, et appelle à une renaissance spirituelle pour restaurer la justice sociale. Naguib Mahfouz explore la trahison dans le cadre des transformations sociales de l’Égypte, illustrant comment le déclin moral et la corruption ont fracturé la société, tandis que Tawfiq al-Hakim examine les dilemmes éthiques des individus confrontés aux tensions entre tradition et modernité.

Les penseurs arabes accordent une attention particulière aux spécificités culturelles et spirituelles de leurs sociétés, en insistant sur les défis uniques de l’identité, de l’héritage culturel, et de la modernisation. Pour eux, la trahison n’est pas seulement un problème structurel ou systémique, mais aussi une crise existentielle qui remet en question les valeurs fondamentales et la continuité des traditions. Cela contraste avec l’approche plus abstraite et généraliste des sociologues occidentaux, qui se concentrent sur les mécanismes sociaux et les cycles, sans entrer dans les particularités culturelles ou spirituelles.

Bien que tous ces penseurs reconnaissent l’impact destructeur de la trahison sur la société, les auteurs arabes enrichissent l’analyse avec des réflexions sur l’identité, la spiritualité, et la spécificité culturelle, offrant ainsi une perspective plus enracinée dans le vécu et les défis propres aux sociétés arabes.

Conclusion finale : La Trahison, un Défi Historique et Contemporain pour les Sociétés Arabes

En guise de conclusion et en parcourant l’histoire des sociétés arabes, de la mission prophétique du dernier des Messagers aux effondrements civilisationnels et aux crises contemporaines, il apparaît clairement que la trahison a joué un rôle déterminant, menaçant la cohésion sociale et la stabilité politique. Cet article a démontré que la trahison ne peut être réduite à une simple question de moralité individuelle, même si cette trahison soulève spontanément l’indignation. C’est un phénomène complexe, influencé par des facteurs historiques, sociaux, culturels, et religieux.

L’analyse historique nous montre que les premières trahisons, survenues dès les débuts de l’Islam, ont forgé une lutte continue pour préserver la solidarité communautaire face aux menaces internes et externes. Ces événements résonnent encore aujourd’hui, montrant l’importance de la vigilance, de l’unité et de la justice pour maintenir la cohésion sociale. L’effondrement de la civilisation arabo-islamique, souvent précipité par des ambitions personnelles et des rivalités internes, révèle combien les divisions peuvent être exploitées par des forces extérieures, avec des conséquences dévastatrices et durables. Ces leçons historiques sont claires : même les empires les plus puissants peuvent être renversés sans cohésion ni loyauté.

D’un point de vue sociologique, les théories de penseurs comme Ibn Khaldoun, Durkheim, Bauman, et Luhmann éclairent la trahison comme le reflet des fragilités structurelles des sociétés. L’affaiblissement des valeurs, les tensions entre tradition et modernité, et la dissolution des liens sociaux sont des conditions qui favorisent la trahison. Je l’ai montré dans un article précédent intitulé « la société marocaine face aux courants contraires de la cupidité ». Ces réflexions théoriques nous poussent à réfléchir aux moyens de renforcer la confiance sociale et de prévenir les fractures qui menacent l’unité collective.

Les intellectuels arabes contemporains, de Shariati à Mahfouz, rappellent que la trahison reste un défi bien vivant. Leur critique de la modernité, de la corruption et du silence complice des élites souligne la nécessité d’une responsabilité morale renouvelée. Ils appellent à revitaliser les valeurs spirituelles et culturelles comme bases d’une solidarité durable. Ces voix montrent que la lutte contre la trahison n’est pas seulement une affaire du passé, mais un combat permanent qui exige de la vigilance et un engagement profond.

La jurisprudence islamique apporte une dimension éthique essentielle à cette discussion. L’islam considère la trahison comme une menace grave pour la justice et la stabilité sociale. Les principes de loyauté, de respect des engagements, et de justice sont bien plus que des valeurs morales ; ils sont des impératifs pour garantir la cohésion de la communauté. Les enseignements coraniques et prophétiques rappellent l’importance de ces vertus pour maintenir une société juste et unie. L’éducation spirituelle initiée par les maitres soufis a précisément cet objectif, d’ancrer profondément ces valeurs dans l’être.

Pour bâtir des sociétés arabes plus fortes et résilientes, il est essentiel de comprendre ces causes profondes de la trahison. Cela nécessite de tirer les leçons de l’histoire, de promouvoir une éducation qui valorise la justice et la solidarité, et de renforcer les institutions capables de protéger contre les divisions internes. La prévention de la trahison passe par une action collective visant à restaurer la confiance, à soutenir des valeurs communes, et à combattre la corruption. C’est tous les compartiments institutionnels d’une société qui doivent se mettre en mouvement pour contribuer à assurer un avenir dans lequel l’unité et la résilience l’emportent sur les forces de la division.

Bibliographie

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